Antoine Cantin-Brault.
Antoine Cantin-Brault.

Au 21e siècle, comment l’État doit-il composer avec les nombreuses croyances religieuses de ses citoyens, et de leur expression publique? Justin Trudeau, Antoine Cantin-Brault et Taïb Soufi commentent sur la Charte des valeurs du Québec.

Le dévoilement, le 10 septembre dernier, de la Charte des valeurs proposée par le gouvernement Marois, au Québec, suscite de vives réactions dans les sociétés québécoise et canadienne. Dans un monde de plus en plus laïcisé, comment composer avec le port de symboles religieux par des employés de l’État? Quels sont les limites du pouvoir de l’État, et de l’individu?

Pour le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, la réponse est claire. « En 2013, on s’entend que l’État doit être laïc, affirme-t-il. Or, cela ne veut pas dire un État qui exige un refus ou un reniement des croyances profondes de ses citoyens. Obliger une personne de choisir, dans le pire des cas, entre sa religion et son emploi, c’est aller complètement à l’encontre de tout principe de respect de l’autre au Canada.

« Nous vivons dans une société célèbre pour sa Charte des droits et libertés, poursuit-il. Nous ne devrions pas nous mettre à les restreindre. Nous voulons intégrer les nouveaux arrivants afin qu’ils se sentent Canadiens à part entière. »

| Un faux clivage

Professeur de philosophie à l’Université de Saint-Boniface (USB), Antoine Cantin-Brault, dit « comprendre le désir du gouvernement Marois d’établir des balises au sein de la fonction publique », mais exprime toutefois certaines réserves en ce qui concerne un « faux clivage entre la vie publique et privée des gens ».

« La Charte des valeurs fait abstraction de la personne humaine, en essayant de faire une coupure claire entre le privé et le public, déclare-t-il. Dans la vie de tous les jours, dans la vie réelle, il y a une continuité entre les deux sphères. Que nous soons au travail ou chez soi, on est la même personne. Et si une personne est religieuse, parfois sa foi lui demandera de poser des gestes publics, ou encore de faire signe de son adhésion à sa religion. Et la situation se complique du fait que toutes les religions n’exigent pas forcément le même niveau d’engagement en ce qui concerne le port des symboles religieux. Et au sein d’une même religion, rappelons que les différences culturelles ou théologiques font en sorte que tous les Musulmans et tous les Chrétiens n’ont pas la même opinion. La Charte des valeurs ne semble pas tenir compte de ce fait. »

Professeur de philosophie à l’USB, Taïb Soufi est du même avis. « Nous ne sommes pas des personnes désincarnées, déclare-t-il. Tout ce que nous faisons, nous le faisons avec toutes les dimensions de notre être. Et la dimension spirituelle est très importante. »

Quant à la Charte des valeurs elle-même, Taïb Soufi y voit plusieurs contradictions. « On nous explique que pour faire un accommodement raisonnable, il ne faut pas discriminer, mentionne-t-il. Or, je crains que les rédacteurs de la Charte, pourtant intelligents – et c’est ce qui me déçoit – aient rédigé à leur insu une charte de la discrimination.

« Nourrie par l’esprit de la Révolution tranquille, la Charte des valeurs préconise une pensée matérialiste, séculariste et, en bout de ligne, athée, poursuit-il. Résultat : on souhaite régulariser les relations humaines, et ce en nivelant tout vers les bas, puisqu’on cherche à ramener l’Islam à l’habit, ou encore le christianisme au crucifix. Ce sont là des simplifications outrancières. L’habit, comme toujours, ne fait pas le moine. Et ce n’est pas le fait de porter un crucifix ou un turban qui va empêcher un individu de servir la société.

« J’exhorte les rédacteurs de la Charte des valeurs de prendre du recul et d’examiner à fond la base de leurs valeurs, poursuit-il. Ils se rendront peut-être compte qu’elles reposent sur la théorie de la connaissance de Hume, la vision de la nature humaine de Hobbes et la théorie sociale de Sartre, qui affirmait que ‘Vous êtes ce que vous paraissez’.

« Bref, ils ont bâti une Charte sur leurs préjugés, ou tout au moins sur des idées reçues dont les origines remontent au Siècle des Lumières, sans faire table rase sur leurs propres valeurs, conclut-il. En bout de ligne, on nous livre un document qui fait la promotion du matérialisme, d’une incompréhension de la religion, voire même d’un antichristianisme, puisqu’on cherche à retenir le crucifix comme symbole doté d’une valeur patrimoniale. Le chrétien vous dira que la croix, c’est plus que ça. »

| Une question de tolérance

Selon Antoine Cantin-Brault, les auteurs de la Charte des valeurs auraient intérêt à étudier l’histoire des idées pour mieux orienter leur pensée.

« Revenons à la célèbre Lettre sur la tolérance de John Locke, écrite en 1689, suggère-t-il. À la base, les enjeux sont les mêmes, que nous soyons au 21e siècle ou au 17e siècle. Selon Locke, l’État ne doit pas imposer une religion, mais doit tolérer les religions, par respect des croyances de l’individu. Cette séparation légitime entre l’État et la religion ne justifie pas l’exclusion de la religion de la vie publique. Si c’est le cas, on est dans une nouvelle intolérance, cette fois-ci contre la religion.

« Le fonctionnaire qui porte son turban, offre-t-il un service compétent? Est-il efficace et dévoué? Vous rend-il service? Si oui, cela devrait suffire. Personne ne vous oblige de prendre un verre avec lui. Mais tout simplement de tolérer les différences qui existent entre vous et lui. »

Vox pop sur la Charte des valeurs

 

Par Daniel BAHUAUD