Par Bernard Bocquel
La Liberté du 09 septembre 2015
L’affaire remonte à pile 800 ans, dans l’Angleterre du roi Jean sans Terre, alors qu’il avait pris la succession de son frère Richard Cœur de Lion.
Les historiens nous assurent que tous les sujets étaient fiers du roi Richard, mais pas du roi Jean, dont la réputation était entachée au point qu’on l’avait affublé d’un dur sobriquet : « Jean la lame molle ». Dans un monde de rough and tough où le prestige s’acquiert en défonçant sans état d’âme des crânes ennemis, Jean sans Terre aurait dû s’inquiéter. Mais le goût du pouvoir quasi absolu ayant la particularité d’aveugler aussi sûrement que certaines formes d’amour, le roi sans gloire fit la sourde oreille et décida – manière de tester son pouvoir – de s’imposer en exigeant des gros sous de ses barons.
Sans doute y eut-il alors au moins deux barons qui trouvèrent que la coupe était pleine; ou, peut-être plus exactement, que enough is enough. Ils surent rallier à eux suffisamment d’autres barons pour forcer Jean sans Terre à accepter un texte écrit qui dressait une liste d’exigences, dont la principale était l’obligation d’obtenir l’accord de la noblesse avant de lever un impôt. L’affaire était monumentale au point que le document en latin se trouva élevé au rang de Magna Carta, de Grande Charte, sorte de loi fondamentale à laquelle le roi était dorénavant prié de se plier. Sa Majesté n’était plus tout à fait au-dessus de coutumes orales imprécises, changeantes et donc faciles à circonvenir.
Un des très rares exemplaires de ce document historique se trouve présentement en visite au Musée canadien pour les droits de la personne. Il peut être vu jusqu’au 18 septembre. Ceux et celles qui ont eu, ou auront, la curiosité de s’approcher de la Magna Carta ont dû (ou devront) adresser une pensée respectueuse aux archivistes, ces gardiens de la mémoire à travers les siècles, experts à sélectionner et préserver les documents qui déterminent les destinées d’une société ou aideront à les déterminer.
En présence d’un document conçu pour enrayer, ou à tout le moins tempérer les abus de l’absolutisme, il est concevable que la précieuse Magna Carta réveille la fibre citoyenne de certaines personnes. Il n’y aurait là rien de plus normal, d’autant plus normal que nous vivons, par la volonté d’un Premier ministre visiblement aux abois, la campagne électorale fédérale la plus longue depuis le XIXe siècle.
Les plus enclins aux facéties historiques ont tenté (ou tenteront) d’établir des similitudes entre la situation du roi affaibli Jean sans Terre et celle d’un Stephen Harper bien décidé à conquérir le plus de terre électorale possible afin de poursuivre son règne face aux grands barons Mulcair, Trudeau et la baronne Elizabeth May.
Toutefois, les visiteurs les plus avisés ont médité (ou méditeront) sur une vérité essentielle, qui ne semble pas toujours bien comprise. Ceux qui, par exemple, militent pour les droits linguistiques inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés oublient parfois que ces droits expriment un idéal. Le droit, par définition, c’est ce qui devrait être, ce n’est pas ce qui est. Ce qui est en ce moment, ce sont des hommes et des femmes politiques faisant plus ou moins preuve de bonne volonté pour que les droits théoriques de la Magna Carta moderne accordée en 1982 au peuple canadien aient un prolongement dans la réalité.
Autrement dit, la concrétisation des droits exige une volonté politique. Voilà 800 ans, seuls les plus naïfs des barons auraient pu croire que la bataille était gagnée. Les plus réalistes d’entre eux avaient certainement compris que la lutte risquerait de durer longtemps avant que les rois ne finissent par renoncer à leur veine autocratique. De fait, malgré toutes les promesses solennelles que les rois successifs prononçaient à leur couronnement après 1215, les tenants de la limitation du pouvoir royal durent lutter jusqu’en 1350 avant qu’un vrai Parlement ne soit mis en place.
Dans ce long processus de maturation, tout fut affaire de rapport de force. Une fois la brèche acquise par les barons, la marge de manœuvre du pouvoir royal devenait fonction de l’intelligence des rois, de leur capacité à gérer leurs relations avec les riches et les puissants du royaume.
Dans son face à face avec un document vieux de 800 ans, le citoyen canadien ne peut que constater l’importance capitale de son devoir d’électeur occasionnel. Surtout à une époque où les observateurs les plus avertis de la scène politique dénoncent depuis un bon quart de siècle la concentration du pouvoir au sommet de l’État. Une dérive antiparlementaire qui transforme peu à peu la Chambre des communes en parlement croupion.
Plus que jamais, nous devons tous être des barons anglais.