Par Bernard Bocquel
La Liberté du 16 septembre 2015
Il s’agit d’une vérité même lorsque le Canada n’est pas en campagne électorale : l’interdépendance des pays qui composent notre planète va en s’accentuant. Même s’ils naissent ailleurs et très loin à l’étranger, les problèmes nationaux des uns et des autres peuvent facilement venir nous hanter.
Les politiciens chargés des affaires canadiennes en sont évidemment très conscients en tout temps. Ils vont s’inquiéter, par exemple, des soubresauts de l’économie chinoise ou de la question des réfugiés, si aiguë au Moyen-Orient depuis plusieurs années. Les Canadiens, pris dans leurs propres problèmes, délèguent à leurs dirigeants du moment le soin de veiller à ce que les affaires des Chinois, Afghans, Libyens, Syriens, Kurdes, Turcs, etc., ne viennent pas trop troubler leur relative quiétude.
Et puis voilà qu’au début de ce mois de septembre – c’était il y a déjà une éternité en termes médiatiques – la photo d’un enfant a secoué jusqu’aux consciences les plus fermées au sort des réfugiés, ces gens privés d’avenir dans leur pays. L’image choc montrait le cadavre du petit Aylan Kurdi, échoué sur une plage turque.
Du fait que nous sommes en campagne électorale, l’impact de la photo a été plus important que si nous vivions notre ordinaire train-train canadien. Les individus et les organisations dédiés à faire venir des réfugiés au pays n’ont pas manqué de souligner la lourdeur du système bureaucratique en place; ainsi que le peu d’empressement du gouvernement actuel à manifester une volonté politique capable d’assouplir la machine à filtrer les entrées au Canada.
Cette mise en lumière de la frilosité d’un pays où l’immigration constitue encore et toujours une question existentielle est certes une bonne chose. Car elle nous force à ouvrir plus grand encore nos yeux sur la planète et à réfléchir à notre devoir de citoyen vivant dans une démocratie stable. Les plus motivés ont profité de la campagne électorale pour exiger des comptes aux hommes et femmes politiques.
Comme il se doit, des promesses ont fusé de tous les bords partisans. Avant de passer au prochain sujet censé gagner des votes, il s’agissait de rassurer les Canadiens à l’écoute qu’ils sont bel et bien aussi généreux et ouverts d’esprit qu’ils se l’imaginent, ou qu’ils réussissent parfois à s’en convaincre. Chacun des prétendants au pouvoir s’est employé à tenter de sauver l’honneur du pays. Chacun a voulu démontrer qu’il saurait maintenir à la face du globe la soi-disant réputation de solidarité des Canadiens.
Hors de toute considération politicienne, il faudrait aussi que la terrible photo d’Aylan Kurdi nous pousse tout simplement à regarder autour de nous. Il faudrait surtout que les personnes qui sont dérangées par la présence d’immigrants de toutes les origines comprennent pourquoi l’image du petit bonhomme mort restera toujours bouleversante.
Il faudrait que ces personnes prennent conscience que cette photo restera toujours bouleversante parce qu’il est impossible de voir un Syrien kurde dans ce petit corps sans vie. Alan Kurdi s’est noyé alors qu’il était un simple enfant. Le garçonnet est mort dans sa pleine humanité, bien avant qu’il ne soit possible de lui coller une étiquette nationale, bien avant qu’on ne lui ait inculqué une mentalité particulière, bien avant qu’on ait eu la possibilité de lui rétrécir son cœur d’humain.
La leçon de la photo si dérangeante est incontournable : il n’est vraiment possible de rencontrer l’autre, l’étranger qui vient refaire sa vie chez nous avec ses enfants, qu’à la condition expresse d’échanger avec lui de cœur à cœur. Il faut vouloir découvrir la part humaine de l’autre, s’efforcer de dépasser toute étiquette. Il faut refuser de céder aux réflexes de rejet ou d’indifférence qui nous tiennent trop souvent prisonniers de nous-mêmes.
Il va de soi que la réciproque est aussi vraie. Il est essentiel que l’immigrant trouve la force de s’ouvrir, même quand il doute de la chaleur de l’accueil.
C’est précisément guidée par cette double nécessité d’ouverture que depuis plusieurs mois, et pour quelques semaines encore, La Liberté vous propose le rendez-vous LE DÉFI D’IMMIGRER. Le but de la série a été affiché d’emblée : permettre à des personnes de tous horizons, de toutes nuances de peau, arrivées voilà des décennies ou juste depuis quelques années, de partager quelques éléments de leur humanité.
Nous vivons dans un monde qui a tellement rapetissé qu’il nous sera toujours plus dur d’ignorer les crises humanitaires qui secouent des continents entiers. Il nous deviendra toujours plus difficile d’oublier l’immigrant de l’autre côté de la ruelle. Un jour, même des politiciens en surchauffe électorale ne parviendront plus à se donner bonne conscience.