L’ensemble Camerata Nova, qui célèbre ses 20 ans cette année, a terminé la saison 2015/16 par un superbe concert de musique sacrée anglaise des 16e et 20e siècles, dédié à la mémoire de Christopher Jackson, le 1 mai 2016, à la Crescent Fort Rouge United Church de Winnipeg.
Ce concert avait été planifié de longue date en collaboration avec Christopher Jackson, qui devait le diriger. Décédé à Montréal le 25 septembre 2015, Christopher Jackson était reconnu internationalement comme l’un des plus grands spécialistes de la musique ancienne. Il a fondé le Studio de musique ancienne de Montréal avec l’organiste Réjean Poirier en 1974, qui a permis de faire revivre et apprécier des centaines d’œuvres antérieures à 1750 qui avaient sombré dans l’oubli, tout en contribuant à la formation de nombreux chanteurs. Christopher Jackson fut le mentor de nombreux chanteurs, chefs et musiciens en musique ancienne, dont quelques manitobains comme Ross Brownlee, qui a été responsable de la musique ancienne à Camerata Nova pendant plus de 10 ans et John Wiens, qui a dirigé ce concert, dédié à la mémoire de M. Jackson.
À compter du milieu du 14e siècle, une musique très raffinée, sacrée et profane, s’est développée en Angleterre. Elle suscitait l’admiration des visiteurs et inspirait les musiciens du continent. Étrangement, un siècle plus tard cette musique avait plus ou moins sombré dans l’oubli. Sous le règne d’Henri VIII, la déstructuration de l’Église catholique, terreau du développement de la musique sacrée polyphonique latine, déclenchée par l’Acte de suprématie de 1534, fut lourde de conséquences pour de nombreux maîtres de chapelle et musiciens d’église, dont la majorité ont perdu leur emploi. Des agents du roi avaient pour mission de détruire les partitions et les traités de musique de tradition latine, pour favoriser le développement d’une nouvelle musique liturgique en langue vernaculaire. Les musiciens les plus talentueux ont été engagés à cette fin. Heureusement, plusieurs œuvres antérieures à la réforme furent préservées et une certaine tolérance envers les catholiques sous l’ère de Marie Tudor a permis à des compositeurs de comme Thomas Tallis et William Byrd de continuer d’enrichir le répertoire de la musique sacrée de tradition latine.
Chanté a capella, le chant polyphonique de tradition latine est une forme de méditation contemplative des textes sacrés. Alors que le chant grégorien proclame le texte, le chant polyphonique le transcende pour s’élever dans une contemplation émerveillée des mystères, de la gloire et de la grandeur de Dieu. On dit souvent que cette musique, lorsqu’elle est chantée avec perfection comme le fait l’ensemble Camerata Nova, évoque le chant éternel des anges contemplant la gloire de Dieu.
John Taverner (1490 – 1545) fut le plus grand compositeur des années précédant le schisme. Il a abandonné toute activité musicale après la proclamation de l’Acte de suprématie. Son œuvre la plus remarquable est la Missa Gloria Tibi Trinitas, de son temps, et de nouveau aujourd’hui, l’une des plus populaires de l’histoire du chant choral. Le passage In Nomine du Benedictus est d’une telle perfection qu’il s’est imposé comme un nouveau genre musical qui a amené plusieurs compositeurs à écrire leur propre In Nomine, une pratique qui s’est maintenue pendant plus d’un siècle jusqu’à Henry Purcell. C’était la pièce principale de ce concert. Messe à la gloire de la Trinité, sa structure est empreinte de symbolisme basé sur le chiffre 3. Elle est écrite sur une pulsation à 3 temps, pour 6 sections comprenant chacune 3 voix. Elle est d’une perfection et d’une beauté éblouissante.
Contemporain de Taverner, Thomas Tallis (c. 1505 – 1585), a été engagé par Henry VIII à la Chapelle Royale après la fermeture de son monastère. Il avait réussi à acquérir un vieux traité manuscrit de Leonel Power, important compositeur anglais de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance. Il s’en est certainement inspiré dans ses nombreuses compositions. Il a vraisemblablement composé le motet à la Vierge Gaude gloriosa Dei Mater (Réjouis-toi, glorieuse Mère de Dieu), présenté au cours de ce concert, en hommage et reconnaissance à Marie Tudor, que plusieurs catholiques considéraient comme leur protectrice contre la persécution. On en a effet retrouvé un extrait manuscrit avec paroles en anglais en 1978, caché dans une cavité murale au temps d’Élisabeth I, mais on ne sait pas s’il est antérieur ou postérieur à la version latine.
Chantée à six voix avec cinq solistes, l’œuvre est une “tapisserie musicale” évoquant la majesté de la Reine du ciel avec un hommage à Marie, Reine d’Angleterre (il était courant, à cette époque, d’insérer dans une œuvre religieuse un personnage contemporain, en hommage pour une vie exemplaire ou en reconnaissance d’une commandite). On peut imaginer le tableau : la Vierge et la Reine à ses pieds sont vêtues de riches tissus aux couleurs ravissantes, portent une couronne sertie des pierres les plus précieuses, sont entourées d’anges et de chérubins leur offrant des fleurs aux parfums les plus subtils, dans une nature opulente.
Élève et collaborateur de Tallis, William Byrd (c. 1543 – 1623) était un musicien de génie, un homme d’affaires averti et un légiste érudit, qui se défendait lui-même en justice. Camerata Nova a chanté le Gloria, le Sanctus et l’Agnus Dei de sa Messe pour cinq voix, composée en 1594-95 à Stondon Massey, village de l’Essex où il s’était installé avec sa famille en 1593 pour y passer le reste de sa vie. Cette messe a été publiée discrètement à l’intention des catholiques en trois versions pour trois, quatre et cinq voix. Elle est en latin dans le style antérieur à la Réforme et on y reconnait l’influence de Taverner, notamment dans le passage In Nomine, bien qu’il soit plus court que celui du grand maître.
Les programmes de Camerata Nova ont toujours un caractère éclectique. Celui-ci nous a fait faire un saut de quatre siècles en présentant des œuvres de John Tavener (1944 – 2013) et Andrew Balfour, directeur artistique de l’ensemble. Tavener a composé dans plusieurs genres, mais il s’est surtout imposé par ses compositions chorales de musique sacrée, n’hésitant pas à s’inspirer de la musique d’autres religions pour exprimer sa foi chrétienne. Son style minimaliste infuse un caractère méditatif à ses œuvres qui atteignent une grande élévation spirituelle. Nous avons entendu deux hymnes à la Vierge, A Hymn to the Mother of God et Hymn for the Dormitory of the Mother of God; Song for Athene (aussi connu comme Alleluia. May Flights of Angels Sing Thee to Thy Rest), un chant funèbre d’inspiration orthodoxe composé en avril 1993 en mémoire d’Athene Hariades, une amie de la famille, et qui a été chanté pendant le cortège de sortie aux funérailles de la princesse Diana en 1997; et Shûnya, une longue méditation d’inspiration bouddhiste sur les mots Shûnia (Néant) et Namo Amitabha (Salut lumière infinie), qui a conclu le concert. Auparavant, l’ensemble avait interprété God be in my Head, la première pièce chorale composée par Andrew Balfour en 1997, à l’occasion du mariage de Shori Lohrenz, chanteuse du groupe fondateur de Camerata Nova. Ces œuvres modernes avaient un style et une élévation spirituelle, maintenant l’unité d’esprit du concert.
Toute cette belle musique a été chantée à la perfection par l’ensemble dirigé par le chef invité John Wiens. Nous avons été transportés au-delà du réel, au plus près des voûtes célestes. Pour plusieurs habitués, ce fut l’un des plus beaux concerts de Camerata Nova depuis sa fondation.
En plus d’être assombrie par le décès de M. Jackson, la saison 2015-2016 a été marquée par le départ de deux piliers de l’ensemble. Après avoir dirigé la Messe de Noël de Praetorius, les 21 et 22 novembre 2015, Ross Brownlee a quitté Camerata Nova pour se consacrer exclusivement à l’enseignement de la musique au Westgate Mennonite Collegiate de Winnipeg. Le soprano Karine Beaudette, âme francophone de l’ensemble qui a grandement contribué à faire de Camerata Nova l’ensemble musical le plus francophile de Winnipeg et à tisser des liens étroits avec la communauté francophone a annoncé avec tristesse qu’elle venait de participer à son dernier concert avec l’ensemble. Ni l’une ni l’autre n’ont dit qu’il s’agissait de départs définitifs. On les reverra peut-être de nouveau à Camerata Nova dans l’avenir.