Par Bernard BOCQUEL
La Liberté du 23 août 2017
Au mois de juillet, les médias se sont faits l’écho d’un évènement vieux de 200 ans : la signature d’un traité entre les chefs autochtones qui contrôlaient la région et un Lord écossais qui s’était mis en tête de fonder une colonie agricole au confluent des rivières Rouge et Assiniboine.
C’était le 18 juillet 1817. Lord Selkirk, un actionnaire influent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, s’était fait concéder par la compagnie un immense territoire qui comprenait les terres où il avait jugé bon d’implanter sa colonie. Mais il savait aussi fort bien qu’il se trouvait au beau milieu de l’Indian Country et que des négociations territoriales feutrées dans des bureaux londoniens n’avaient aucune prise sur les esprits du pays.
D’où la cérémonie, en grandes pompes, d’un traité. Selkirk, qui était un homme d’honneur, n’a cependant pas pu tenir ses engagements. En effet, de santé fragile, poursuivi par ses rivaux tenaces de la Compagnie du Nord-Ouest, accablé de soucis financiers, le brave Lord est mort à l’orée de la cinquantaine, en 1821.
Au moins, son geste symbolique pour tâcher d’assurer une entente cordiale entre les gens du pays et une poignée de déshérités venus d’Europe a permis à une historienne de l’Université du Manitoba d’apporter un regard neuf sur la Colonie de la Rivière-Rouge. Jean Friesen, spécialisée en histoire autochtone, a déjà en effet malicieusement fait valoir que la Colonie de la Rivière-Rouge était, à bien y regarder, la première réserve dans l’Ouest canadien. (1)
Et puisqu’il peut être salutaire de revisiter la manière dont l’histoire est racontée, osons nous demander, en ce bicentenaire de l’unique passage de Selkirk dans sa colonie (2), quel serait l’angle le plus fécond pour rendre à l’homme l’hommage qui est dû à son sens de la dignité humaine.
Qu’ont appris des générations d’élèves sur le 5e comte de Selkirk? En substance, qu’il était un philanthrope écossais qui voulait donner une nouvelle chance à des petits paysans chassés par des gros propriétaires qui avaient d’autres vues sur la façon de faire fructifier leur terre. Mais il proposait cette nouvelle vie de colon dans un monde où deux compagnies de fourrures, la Hudsons’s Bay Company et la North West Company, se livraient une impitoyable guerre commerciale. Un contemporain rationnel, pour peu qu’il fût même vaguement conscient de la situation, ne pouvait que conclure que le projet risquait sérieusement de tourner court.
De nos jours, un historien, avec le bénéfice du recul, ne peut que se demander quelle mouche a jadis bien pu piquer le bon Lord. La prudence à laquelle l’historien s’astreint d’habitude l’incite à ne pas trop spéculer sur les motifs qui ont poussé Thomas Douglas (c’est son nom) à s’obstiner dans une si folle aventure. Car son aventure déborde des cadres de la raison raisonnante. Il y aurait bien la piste de la miséricorde. Mais quand l’élan miséricordieux touche aux franges de la folie douce, quel historien est armé pour expliquer pareil comportement avec des mots?
C’est qu’il est historien, l’historien. Il tient au vernis scientifique qui pare son métier. Il n’est pas hagiographe, rédacteur de vie de saint. Et Selkirk n’aspirait pas à la sainteté. Il avait d’ailleurs marié une femme remarquable, Jean Wedderburn-Colvile, qui sut appuyer son compagnon de vie dans ce qu’il estimait être sa mission.
Reconnaissons-le franchement : pour espérer toucher les ressorts secrets de la passion de Lord Selkirk, il faut quitter le récit historique et entrer de plain-pied dans le roman. Thomas Douglas, Jean Wedderburn-Colvile sont des personnages romanesques, plus grand que nature, grâce à l’obstination avec laquelle ils savaient vaincre leurs faiblesses. Merveilleuses figures tragiques qui ont laissé le cadeau suprême au Manitoba : elles ont introduit le germe de l’impossible dans le pays. Impossible Colonie de la Rivière-Rouge, impossible Manitoba des Métis canadiens-français menés par Louis Riel et l’abbé Noël Ritchot.
Il faudra s’en souvenir en 2020, au 150e de la Province du Milieu. En plus de songer au prochain acte impossible. Car le germe de l’impossible est indestructible.
(1) Il faut ici rappeler l’excellent travail des Amis du Upper Fort Garry pour faire revivre d’une façon fort originale le coeur politique et administratif de l’Ouest canadien des années 1820 jusqu’à la création du Manitoba en 1870.
(2) Lord Selkirk était sur place du 21 juin au 9 septembre 1817. La petite histoire souligne qu’il se sentait très bien tout le temps de son séjour, lui qui souffrait d’une grave maladie de poitrine chronique.