Une question peut parfois être tellement omniprésente qu’elle en devient presque invisible. C’est le cas de la différenciation selon le sexe au sein de la main-d’œuvre en santé.
Texte d’opinion par Ivy Lynn BOURGEAULT
Les femmes représentent 82 % de l’effectif en santé au Canada, alors qu’elles constituent 47 % de la main-d’œuvre totale du pays. Cette proportion dépasse le taux de femmes en santé à l’échelle mondiale, qui est de 70 %. De 1997 à 2016, le nombre d’emplois dans le secteur de la santé a connu une hausse d’environ 69 %, ce qui est presque deux fois supérieur à l’accroissement global de la main-d’œuvre canadienne. Le pourcentage des femmes travaillant dans ce secteur a également augmenté à un rythme supérieur à celui des hommes (72 % par rapport à 55 %).
Manifestement, le domaine de la santé est un secteur d’emploi important pour les femmes.
Toutefois, malgré ces chiffres, la participation des femmes au secteur de la santé se bute à une forte hiérarchisation, faisant en sorte qu’elles sont peu présentes au sein des postes de direction. Notamment, elles occupent moins de 30 % des postes de direction des hôpitaux et des organismes de soins de santé, et cette proportion est encore plus basse dans le cas des hôpitaux universitaires de prestige à fort coefficient de recherche. On ne compte en effet que cinq femmes à la tête des 23 hôpitaux universitaires de l’Ontario.
Au sein des professions où elles sont rapidement en train de devenir majoritaires, comme la médecine, la dentisterie et la pharmacologie, les femmes n’occupent que rarement des postes de direction. Il y a actuellement deux doyennes dans les 17 facultés de médecine du Canada (il y en avait trois auparavant). Même dans les professions où les femmes sont plus nombreuses, les postes de direction sont occupés de manière démesurée par des hommes.
Pourquoi en est-il ainsi? Le manque d’équité entre les sexes au sein des postes de direction est autant attribuable à des présupposés culturels sur les capacités des femmes en matière de leadership qu’à des obstacles systémiques fondés sur le sexe. Il y a un « plafond de verre » en santé, tout comme dans les autres secteurs.
L’invisibilité de la distinction en fonction du sexe des emplois en santé, selon laquelle les tâches et les compétences traditionnellement féminines sont moins valorisées que les postes traditionnellement masculins, a également des conséquences sur l’équité salariale. L’écart de rémunération que subissent les femmes en général est particulièrement élevé dans le domaine des soins de santé, où il s’élève à 26 %. Étant donné la prédominance des femmes dans le secteur de la santé, l’élimination de l’écart de rémunération qui y sévit entraînerait de profondes répercussions sur l’autonomie économique des femmes en général.
La forte différenciation selon le sexe dans les emplois en santé a également une incidence sur l’invisibilité des cas endémiques d’intimidation, de harcèlement sexuel et de violences vécus dans les milieux de travail en santé. La violence et le harcèlement nuisent non seulement à la capacité des travailleurs et des travailleuses de la santé à exécuter leur travail, mais peuvent également les réduire au silence à la table des dirigeants. Un rapport récent de la Fédération canadienne des syndicats d’infirmières et infirmiers intitulé C’est assez [en anglais] sonne l’alarme quant à l’augmentation de la violence dans le secteur de la santé, qui est provoquée par des pénuries de personnel, des situations inadéquates en matière de sécurité et un accroissement du nombre de patients.
Les compressions dans les soins de santé touchent les femmes de manière démesurée, mais c’est également le cas pour les investissements. Il est encourageant de constater que le gouvernement fédéral a pris les devants en adoptant une approche différenciée selon le sexe dans son dernier budget. Nous demandons que cette approche percole dans les investissements en soins de santé des provinces et des territoires et qu’on reconnaissance la similitude entre ces investissements et les investissements en infrastructure, c’est-à-dire qu’on les considère comme des investissements dans l’infrastructure des soins de santé, qui sont largement fournis par les femmes au sein de l’ensemble de la main-d’œuvre en santé.
Afin de promouvoir l’équité entre les femmes et les hommes, il est essentiel de rendre visible la différenciation selon le sexe dans les emplois en santé, c’est-à-dire d’adopter ce qu’on appelle à l’échelle internationale l’approche sexotransformatrice. Une telle démarche est également en phase avec la priorité accordée à l’équité entre les sexes par la présidence canadienne du G7.
De nombreux guides et outils fournissant des exemples de la manière dont les politiques et les programmes sexotransformateurs peuvent être mis en œuvre sont désormais accessibles dans le centre sur l’équité entre les sexes du Global Health Workforce Network (Réseau mondial de la main-d’œuvre en santé). Ces guides et outils abordent les comportements et les schèmes comportementaux discriminatoires à différents niveaux, de la formation en classe à la formation sur le terrain et au mentorat, en passant par les politiques nationales, régionales ou de district d’une part, et les politiques institutionnelles et communautaires d’autre part.
L’Organisation internationale du Travail, par exemple, a élaboré des politiques traitant des questions du harcèlement sexuel, de l’écart de rémunération en raison du sexe, des congés de maternité et de la souplesse des heures de travail aux échelles à la fois nationale et internationale. Mettre en place des congés de maternité et de paternité complets au sein de tous les groupes de travailleurs et travailleuses de la santé, réserver une proportion représentative des postes de direction à des femmes et collaborer exclusivement avec des partenaires soucieux de l’équité entre les sexes sont des mesures susceptibles de constituer un point de départ efficace.
Il est nécessaire d’effectuer une profonde transformation de la manière dont on perçoit la main-d’œuvre en santé et, tout particulièrement, de la place qu’occupent les femmes au sein de cette main-d’œuvre. Le Canada doit absolument adopter une approche sexotransformatrice, et ce, de manière explicite.
Ivy Lynn Bourgeault est titulaire de la Chaire de recherche des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) sur le genre, le travail et les ressources humaines en santé à l’Université d’Ottawa et dirige le projet Renforcement du pouvoir des dirigeantes dans le secteur de santé. Elle est également conseillère experte auprès d’EvidenceNetwork.ca.