À l’émission Tout le monde en parle diffusée le 21 octobre sur les ondes de Radio- Canada, la journaliste et essayiste québécoise Denise Bombardier, après avoir affirmé que les Métis et les jeunes francophones ne parlent essentiellement qu’anglais, en a profité pour faire le vieux point des nationalistes québécois : « On ne peut pas avoir une vie officielle seulement en français en dehors du Québec. » René Fontaine, ancien directeur régional de l’Ouest de la radio et la télé de Radio- Canada, partage des clés de compréhension.
Par Daniel BAHUAUD
Les propos de Denise Bombardier ont choqué plus d’un francophone en milieu minoritaire…
René Fontaine : C’est vrai. Et avec raison. Denise Bombardier a fait preuve d’une grande méconnaissance du Canada francophone dans son ensemble. On a trop tendance à voir le monde par le petit bout de la lorgnette. Et les Québécois, souvent, n’ont pas beaucoup voyagé au Canada. Ils se rendent ailleurs. En France. En Floride. Je ne m’étonne vraiment pas que Denise Bombardier ait donc une perception de la francophonie qui se limite au Québec.
Alors qu’elle est journaliste d’expérience, dont la voix semble avoir du poids…
R. F. : C’est là où le bât blesse. Tout le monde en parle a beau être réalisé par un producteur indépendant, l’émission est diffusée sur les ondes de Radio-Canada. Le diffuseur est responsable du contenu. De fait, la supervision soutenue du contenu devrait faire partie de son mandat. Et plus que jamais.
Pourquoi ce ton urgent?
R. F. : Le premier rôle du diffuseur public est de renseigner les Canadiens. Et de les rassembler. Radio-Canada doit faire en sorte que tous les Canadiens puissent recevoir la même information afin qu’ils puissent prendre des décisions politiques, sociales et culturelles éclairées. Le diffuseur public doit élargir les horizons, présenter les deux côtés de la médaille, et offrir le recul nécessaire pour que nous puissions tous mieux comprendre le monde.
L’urgence vient du fait qu’en 2018, il est de plus en plus facile de rester dans les ornières de ses propres idées et perspectives, dans sa chambre d’écho, sans se remettre en question et sans dialoguer avec ceux qui ont d’autres perspectives. Le virage numérique et les médias sociaux ont contribué à ce phénomène. Mais le diffuseur public devrait encourager et stimuler une ouverture d’esprit.
Le temps est-il venu de revoir le mandat de Radio-Canada?
R. F. :Absolument. L’incident Bombardier démontre à quel point le mandat devrait être revu dans son ensemble. Ce qui s’est produit n’est pas nouveau. En fait, les émissions nationales ne reflètent largement pas le reste du pays.
Pourquoi?
R. F. : En partie parce que les budgets ont été longtemps en décroissance. Tous les médias ont perdu des revenus publicitaires avec le virage numérique. Au point où Radio-Canada n’avait pas assez de ressources humaines et technologiques pour bien présenter le vécu des personnes sur le terrain, dans leur milieu.
Donc, l’influence des régions diminue par rapport à l’ensemble du réseau. Même au Québec. Et on comprend bien l’impact encore plus ressenti pour les francophones en milieu minoritaire. À une époque, le réseau avait des correspondants nationaux dans chacune des régions, y compris au Manitoba. Partout au Canada, le public voyait des nouvelles de chez eux. Ces contributions sont très rares de nos jours.
Vous avez beaucoup revendiqué la place des régions auprès du siège social…
R. F. : Sans relâche. Dans mon temps, c’était plus facile. On pouvait discuter et proposer des idées de projet au vice-président responsable des régions, qui était à Ottawa. Souvent, c’était une personne issue des régions. On accueillait régulièrement les directions générales des autres régions, et tout aussi régulièrement les vice-présidents.
Au début des années 1990, on a aboli cette structure. Toutes les régions ont alors répondu directement à la vice-présidence de la radio et à la vice-présidence de la télé. Et finalement, à la viceprésidence des services en français.
On connaît les résultats…
R. F. : Une structure complètement inadéquate. Le réseau organise une réunion annuelle dans une des régions, et ça passe pour une consultation. On ne se rend pas sur les lieux pour rencontrer le public et écouter ce qu’il a à dire. Et pour comprendre comment il pense. Un éloignement est inévitable.
C’est dans cette logique que Radio-Canada en est venue à fermer les bureaux de CKSB, dont la présence à Saint-Boniface avait une grande force symbolique.
Pourtant, les francophones du Manitoba auraient pu se mobiliser…
R. F. : Le réseau n’arrive pas à nous entendre, c’est vrai. Mais il faut bien reconnaître que de notre côté, on ne revendique pas assez. J’avais laissé entendre à nos associations, y compris à celles qui font le lobby pour la francophonie, comme la SFM, qu’il fallait être aux aguets. Notre leadership institutionnel était au courant que CKSB pourrait fermer ses portes, avant que la décision finale ne soit prise.
La domination du réseau sur les régions est-elle un fait accompli?
R. F. : À la fin des années 1990, j’ai participé à une étude sur l’équilibre entre les régions et le réseau. Ça n’a rien donné. On n’a pas pu établir un consensus; les prises de position étaient trop enracinées. Le travail de sensibilisation de la haute direction reste à faire. Il faut transformer les perceptions nées de certaines aspirations politiques ou d’une manière de se raconter. Certains se disent que financer les milieux minoritaires, c’est priver le Québec. Et financer des gens qui sont déjà perdus. Pour une Denise Bombardier, la francophonie manitobaine dépérit. J’affirme plutôt qu’elle évolue, avec les francophiles, les nouveaux arrivants. C’est le message qu’il est urgent de transmettre.
Le cas Bombardier : d’autres manières de voir
(source Francopresse)
MARTIN PÂQUET historien à l’Université Laval
C’est tout simplement l’expression d’un sentiment de supériorité mal avisé, qu’il soit fondé sur l’ignorance ou qu’il s’appuie sur une connaissance même fausse. Les membres des communautés francophones contribuent puissamment à faire un monde meilleur, moins uniforme et plus diversifié. Ils ne « survivent » pas; ils vivent à leur manière, avec leurs défis et leurs réussites. Nier leur existence, en faire des zombies assimilés ou des canaris dans la mine anglophone, c’est non seulement nier leur dignité, mais aussi châtrer la nôtre.
DENIS DESGAGNÉ, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques
On n’est pas en train de calculer combien de temps il nous reste, mais on est dans la stratégie de construire, de bâtir des synergies. La francophonie doit s’ouvrir et travailler ensemble. L’avenir dépend de ce lien de solidarité. Est-ce que la France dit que la francophonie est en train de mourir au Costa Rica? Non, elle s’y investit. Personne n’a à gagner de ce fossé entre Québécois et francophones canadiens.
ÉRIC BÉDARD, professeur d’histoire à l’Université TELUQ
Je comprends le ressentiment des francophones hors Québec face à des Québécois qui considèrent qu’ils n’existent plus, mais il faut aussi avoir une certaine forme de lucidité sur les problèmes. La réaction épidermique ne doit pas masquer non plus les difficultés qui existent, notées depuis les années 1950.