Le Canada peut-il faire avancer la Francophonie numérique ?
Lucas Pilleri (Francopresse)
Gigadonnées, intelligence artificielle, diffusion en ligne, cybersécurité… L’ère du numérique recèle bien des enjeux pour les nations. Alors que les pays francophones essaient de tirer leur épingle du jeu digital, quelle carte le Canada peut-il jouer dans la défense de la diversité culturelle et linguistique ? Des experts commentent.
L’espace francophone est bel et bien entré dans l’ère du web, souvent malgré lui. À l’occasion du 17e Sommet de la Francophonie les 11 et 12 octobre en Arménie est parue la troisième édition du rapport sur l’état de la Francophonie numérique, feuille de route pour les états qui essaient de peser dans ce nouveau monde.
Vers plus de contenu en français
Seulement 5,4 % des internautes dans le monde utilisent le français et 6,5 % du contenu disponible est de langue française, contre 21,7 % d’utilisateurs anglophones avec 32 % du contenu. Le français est en fait la 4e langue du web, derrière l’anglais, le chinois et l’espagnol.
« Pour qu’ils ne se perdent pas dans un océan de contenus internationaux, il faut mettre en avant la découvrabilité des contenus francophones », commente Octavio Kulesz, éditeur et expert numérique auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).
Pour cela, Sylvain Martet, assistant-chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), suggère de négocier avec les géants du web comme Spotify ou Google. « Ça relève du lobbying culturel, dit-il. Il y a beaucoup de pédagogie à faire. »
La proximité géographique, culturelle et commerciale du Canada avec les États-Unis pourrait aussi s’avérer bénéfique. L’enjeu est d’autant plus grand que le numérique façonne de nouvelles frontières immatérielles, constituant peu à peu un internet de blocs linguistiques. « Le futur du web sera géolocalisé ou, plutôt, logolocalisé », néologise Octavio Kulesz.
Une occasion en voie d’être ratée ?
Mais cette occasion de développer un réseau en français, le Canada serait en train de la rater. C’est ce que pense Jonathan Roberge, professeur-chercheur agrégé à l’INRS. Pour lui, trop peu de contenu est partagé et le monde francophone passe à côté de l’Afrique qui présente pourtant un énorme potentiel. « Je trouve ça incroyable. C’est fou qu’on ne considère même pas que ce soit un marché. Il y a une méconnaissance de l’Afrique francophone qui reste un plafond de verre du point de vue culturel », lance-t-il.
Également titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques et l’intermédiation culturelle (NENIC), Jonathan Roberge est sceptique. « Le Canada n’est pas en train de saisir les opportunités, mais est dans l’attentisme perpétuel », perçoit-il.
Le professeur prend pour exemple la politique de développement culturel de Patrimoine canadien, qu’il juge trop peu axée sur le contenu : « C’est une très bonne politique pour exporter du Justin Bieber ou du Drake, mais pas pour les cultures minoritaires. Il y a une descente aux enfers des contenus francophones sur les sites de streaming comme Spotify », s’alarme-t-il, estimant entre 5 et 10 % la part de contenu en français, contre 60 % à la radio grâce aux quotas.
S’inspirer pour percer sur la toile
Le Canada peut jouer aussi un rôle-clé dans la coopération intergouvernementale, notamment avec la France. Pourquoi ne pas créer un Netflix francophone à plusieurs ? La création de plateformes concurrentes est une voie à explorer pour Sylvain Martet, également membre du Centre de recherche interuniversitaire en communication, information et société (CRICIS). D’autant plus que l’entente passée par Patrimoine canadien avec l’authentique Netflix ne le convainc pas. « C’est une entente mystérieuse et décevante. Il n’y a pas d’engagement clair. C’est une occasion manquée », considère-t-il.
Enfin, le Plan culturel numérique du Québec pourrait faire des émules selon Octavio Kulesz. « C’est une initiative très complète d’avant-garde qui peut servir à d’autres pays comme source d’inspiration », croit-il. De son côté, Sylvain Martet reste prudent depuis l’arrivée de la Coalition Avenir Québec. « Reste à voir si la culture sera toujours aussi prioritaire pour le nouveau gouvernement en place… »
De beaux principes, mais peu d’actions, voilà un risque que la francophonie ne peut se permettre de courir à l’heure du numérique où tout se joue en temps réel. Car le poids du français sur le web va se diluant.