Responsable majeur de leur détresse, Facebook vient aujourd’hui au secours des journaux désemparés. En janvier dernier, le géant du Web a promis 300 millions de dollars pour divers projets de journalisme local censés aider les médias affectés par le numérique. Les journaux doivent-ils s’en réjouir? Des experts réagissent.
Lucas Pilleri (Francopresse)
Les journaux ont la vie dure. Durement frappés par le numérique, ils peinent à trouver leur place dans le nouvel écosystème, voire disparaissent. Fin 2017, Torstar et Postmedia, les deux plus gros joueurs du monde de la presse au Canada, ont annoncé la fermeture de 36 journaux. À l’été 2018, six journaux communautaires en Ontario et en Alberta ont subi le même sort. En cause, la même gangrène de la baisse des revenus publicitaires.
En fait, selon un rapport du Canadian Media Concentration Research Project (CMCRP) de l’Université Carleton à Ottawa, les géants Google et Facebook accaparent 74 % des revenus publicitaires numériques. Privés de l’accès à cette mine d’or digitale, les médias se retrouvent en difficultés alors que Facebook affiche une santé financière resplendissante avec 56 milliards de dollars de revenus en 2018, et plus de 22 milliards de bénéfice.
Le combat du numérique
« Facebook a tué les médias trois fois », écrit le spécialiste Frédéric Filloux sur son blogue mondaynote. D’abord, en sapant l’image de marque des sources. « On se souvient d’avoir lu un article “sur Facebook’’, mais pas du journal à l’origine de l’info », commente le professeur de journalisme à Sciences Po Paris. Un fait inquiétant quand on sait que 38 % des internautes canadiens utilisent les réseaux sociaux comme source d’actualités, d’après une étude du Reuters Institute for the Study of Journalism.
Pire, la notion d’auteur s’évanouirait. Pilier de la relation entre journaux et lecteurs, la paternité des articles disparait peu à peu. « Facebook a complètement détruit ces facteurs de confiance », analyse l’expert. Enfin, le modèle d’affaires des médias s’est écroulé à l’heure de la gratuité du Web.
En outre, les décisions du groupe californien prennent souvent de court les journaux. L’an passé, la plateforme a modifié ses algorithmes afin de recentrer son fil d’actualités sur les proches et les amis des utilisateurs, reléguant le contenu des médias en bas de page. « On a perdu 60 % de nos visiteurs », témoigne ainsi Francis Sonier, directeur du quotidien Acadie Nouvelle, publié au Nouveau-Brunswick.
Comble de l’ironie pour certains, intérêt sincère pour d’autres, Facebook vient aujourd’hui à la rescousse des journaux. La firme a en effet annoncé en janvier dernier 300 millions de dollars d’investissements dans le journalisme local sur trois ans. Plusieurs projets sont concernés, notamment l’initiative Bringing Stories Home avec le Centre Pulitzer, ou encore le Community News Project au Royaume-Uni.
Une opération de communication?
Après le scandale de l’affaire Cambridge Analytica début 2018 et les accusations qui ont suivi sur l’utilisation des données privées de ses utilisateurs, Facebook tenterait-il de redorer son blason? « Je crois que oui, tranche Francis Sonier. C’est probablement 300 millions de relations publiques », perçoit le président de l’Association de la presse francophone (APF).
Cet intérêt soudain pour le journalisme local serait une façon de répondre à la crise de crédibilité selon le directeur général de l’Acadie Nouvelle. « Quand on parle de journalisme et de Facebook dans la même phrase, ça sonne faux. Je n’ai aucune idée de l’impact réel de ces investissements, je doute grandement que ça améliore les choses. » D’autant plus que les 300 millions concernent surtout les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie.
L’annonce ne convainc pas non plus Marc-François Bernier, professeur en communication et en journalisme à l’Université d’Ottawa. « Tant mieux si des sous reviennent, mais il ne faut pas oublier que ce sont des montants qui ont été siphonnés depuis des années. C’est un mince retour de la part d’une entreprise qui vit sur le travail des autres. »
Face aux inquiétudes grandissantes, le projet annoncé risque en effet de décevoir. « Ce sont des subventions de recherche. Ça peut prendre beaucoup de temps. Encore faut-il que les médias puissent survivre jusque-là. Et puis quelle indépendance? Je suis sceptique », énonce l’ancien journaliste.
« Un géant qui étend ses tentacules »
Pour Marie-Linda Lord, professeure en information et communication à l’Université de Moncton, il est clair que Facebook essaie de rebondir dans l’opinion publique. « Les gens sont devenus plus méfiants et vigilants. La réputation de Facebook n’est plus ce qu’elle a été. » Évoquant les monopoles qui existent déjà dans le monde médiatique, la spécialiste reste lucide : « Il ne faut pas se leurrer, c’est encore un géant qui étend ses tentacules. » L’irruption de Facebook sur la scène journalistique pourrait ainsi poser davantage de problèmes d’ordre éthique.
Frédéric Filloux non plus n’est pas dupe : « Rien n’est jamais gratuit. Ce sont par définition des entreprises dans lesquelles on ne peut pas avoir confiance. » Lui qui a rencontré des cadres dirigeants de Facebook lors de son passage à l’Université de Stanford en Californie en tant que Knight Fellow, rapporte « qu’ils n’en ont rien à faire du journalisme ». Les gros sous annoncés ne seraient qu’un effet de manche : « Les actions qu’effectue Facebook ne sont calibrées qu’en réponse à un dommage potentiel de relations publiques. Ce sont des gens d’un cynisme consommé », conclut le journaliste.
Après les avoir fragilisés, Facebook va-t-il vraiment sauver les journaux? Si beaucoup restent sceptiques, une chose est sûre : la révolution médiatique ne fait que commencer.