Au Canada, le public a rarement l’occasion de voir ouvertement le processus de prise de décision aux plus hauts niveaux de l’administration fédérale. En comparaissant devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des Communes la semaine dernière, l’ex-procureure générale Jody Wilson-Raybould a levé le voile sur le fonctionnement interne du gouvernement Trudeau.
La multinationale SNC-Lavalin a déployé d’énormes efforts pour éviter d’être poursuivie au criminel pour fraude et corruption, préférant de loin négocier un accord de réparation. L’enjeu est important, puisqu’une infraction criminelle rendrait l’entreprise inadmissible à obtenir des contrats du gouvernement fédéral pour une période pouvant aller jusqu’à dix ans.
Le Code criminel définit les critères d’éligibilité pour les accords de réparation et le Service des poursuites pénales du Canada a conclu, pour des raisons toujours inconnues, que SNC-Lavalin ne remplissait pas ces critères. Seule Mme Wilson-Raybould aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire pour renverser cette décision, ce qu’elle a refusé de faire.
Et c’est là que la conception de l’État de droit de l’ex-procureure générale et les impératifs politiques du gouvernement sont entrés en collision fracassante. Face à la perte possible de 9 000 emplois canadiens et du siège social d’une des rares multinationales canadiennes, le bureau du Premier ministre s’est mobilisé pour que Mme Wilson-Raybould se plie aux exigences politiques du moment.
L’affaire SNC-Lavalin met Justin Trudeau dans une situation fort embarrassante. Au nom de la transparence, il a publié les lettres de mandat envoyées à tous les ministres en novembre 2015. Il annonçait alors qu’il s’était « personnellement engagé à changer l’approche d’Ottawa et à amener un vent de changement ». Et il ajoutait : « Aucune relation n’est plus importante pour moi et pour le Canada que la relation avec les peuples autochtones ».
Se déclarant féministe, il a nommé un nombre égal d’hommes et de femmes au Conseil des ministres. Aujourd’hui, force est de constater que le vent de changement a disparu : Jean Chrétien et Stephen Harper auraient été tout à fait à l’aise avec la manière dont ces tractations ont été menées. Et le féministe autoproclamé vient de perdre la première femme autochtone à être nommée au double poste de ministre de la Justice et procureure générale.
Le Premier ministre a longtemps proclamé que le statut de la femme et la réconciliation avec les peuples autochtones sont des enjeux de première importance. En les subordonnant aux exigences politico-économiques, il vient de commettre une grave entorse à ses plus grands principes. Pris à son propre jeu huitmois avant les prochaines élections fédérales, Justin Trudeau pourrait payer cher l’écart entre ce qu’il prêche de son meilleur ton moralisateur et ce qu’il fait dans les coulisses du pouvoir.