FRANCOPRESSE – Le comédien, poète et auteur acadien Gabriel Robichaud se souvient très bien de la première fois qu’il a vécu de l’insécurité linguistique. C’était au secondaire. Une monitrice de langue venue « corriger » les erreurs des élèves a dit : « Ben non, tu ne peux pas parler de même. C’est laid. »
Marc Poirier – Francopresse
Cette anecdote, Gabriel Robichaud la partage avec sa complice Bianca Richard, comédienne acadienne, dans le premier épisode de Parler mal, un balado réalisé par les deux comparses et produit par Radio-Canada Acadie.
À l’origine, Parler mal devait être uniquement un projet de docufiction théâtral sur l’insécurité linguistique, entamé en 2019 et prévu pour 2023. En cours de création, des lectures publiques ont été présentées et ont attiré l’attention.
Les deux artistes ont alors reçu l’offre de Radio-Canada Acadie de traiter de l’insécurité linguistique dans un balado. Cinq épisodes ont été préparés plus tôt cette année.
« Bianca et moi, il y a deux ans, on se parlait de cette thématique de l’insécurité linguistique », raconte Gabriel Robichaud en entrevue avec Francopresse.
« Puis est venue cette envie-là de prendre la parole, [d’exprimer] notre point de vue, puis de se réapproprier cette histoire narrative là afin de parler de nous, de notre vécu et d’aller vers les autres, d’en discuter. Le balado nous a permis de faire ça », constate-t-il aujourd’hui.
« On a dit oui parce que ça allait nourrir en même temps notre processus, qui est un processus de théâtre documentaire, précise Bianca Richard. C’était comme donnant-donnant. Pour nous autres, pour notre processus de création, puis pour Radio-Canada Acadie puisque c’était leur premier balado. »
L’insécurité linguistique se vit… en silence
La sociolinguiste et chercheuse Annette Boudreau a participé au balado en tant qu’experte de la question de l’insécurité linguistique. Autrice de nombreux livres et publications au sujet de la langue et de l’identité dans le milieu acadien, voici comment elle décrit le phénomène dans le premier épisode de Parler mal :
« L’insécurité linguistique, c’est la peur de faire des fautes. Mais, c’est plus que ça ; c’est un état qui envahit complètement la personne qui parle et qui fait qu’elle a l’impression d’être illégitime de sa manière de parler. Il n’y a pas d’insécurité linguistique sans une hyper conscience de sa manière de parler. »
Et une réaction caractérise énormément cet état d’esprit : le silence.
Confrontées à cette insécurité linguistique, plusieurs personnes choisissent en effet de se refermer sur elles-mêmes. C’est un élément du phénomène qui a particulièrement marqué Gabriel Robichaud lors du travail effectué pour le balado : « C’est quelqu’un qui décide de s’exclure d’une conversation publique parce que dans sa langue maternelle, il ne se sent pas légitime de prendre la parole. Donc, déjà, quand tu parles du silence, ben le chemin à parcourir, c’est énorme. »
Aujourd’hui retraitée de son poste de professeure titulaire au Département d’études françaises de l’Université de Moncton, la sociolinguiste Annette Boudreau dit avoir observé ce phénomène auprès de certains étudiants. En particulier ceux originaires du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, qui lui avouaient en privé qu’ils hésitaient à prendre la parole parce qu’ils « parlaient mal ».
Annette Boudreau raconte d’ailleurs dans le balado avoir elle-même subi cette insécurité lors de ses études universitaires en France. « Pendant ces années-là, je m’étais tue, mais complètement tue. Et ce n’était pas non plus à cause de l’attitude des gens, ils voulaient m’amener à parler et me disaient : “Mme Boudreau, avez-vous quelque chose à dire?” Je disais non. Et pourtant j’avais, je ne sais pas combien d’éléments dans ma tête, mais jamais je n’aurais osé le dire à ce moment-là. »
L’école, premier face-à-face avec son parler
L’insécurité linguistique se manifeste souvent pour la première fois à l’école : « On se faisait dire, soit de façon directe ou indirecte, qu’on ne parlait pas un bon français », raconte Bianca Richard.
Mais c’est surtout à l’université qu’elle a fait face à cette nouvelle réalité « parce que, tout d’un coup, je me comparais, mettons au monde du Nord [du Nouveau-Brunswick, NDLR] ou au monde du Québec, ou même au monde de la France!»
« Tout d’un coup, j’étais plus reprochée pour mon accent. J’étais plus dit que j’avais un gros accent que d’autres personnes dans ma classe ou dans mes cours. Tu te dis : “Ok ben, mon accent, ma façon de parler est moins valorisée ou moins importante que les autres?” »
« Puis il y a tout le temps la peur de ne pas se faire comprendre par les autres. À force de se faire dire que tu parles mal ou tu parles différemment, à un moment donné, ça te tente plus de parler », déplore la comédienne acadienne.
Annette Boudreau souligne l’importance que l’école donne aux élèves un registre de langue qui permet de s’adapter en société, « mais ça dépend de la manière de le faire. Si on commence par être négatif à l’égard de la langue parlée des élèves à ce moment-là, ça leur enlève la confiance dès le départ »,
La tentation peut être forte à ce point-là de modifier son parler, son accent. Bianca Richard admet qu’elle ne parle plus exactement comme avant depuis qu’elle vit à Moncton, mais pas au point de perdre son identité linguistique. « Je roule encore mes “r”. Ça n’empêche pas les gens de me comprendre! »
L’insécurité chez les politiciens
Deux personnalités politiques acadiennes ont partagé leur expérience d’insécurité linguistique dans le balado.
D’abord Claudette Bradshaw, qui a été députée fédérale pour la région de Moncton et ministre. Elle a grandi à Parktown, un quartier ouvrier de Moncton, où on ne parlait pas le français standard.
Une fois élue, elle apprend que certaines gens disent : « Elle va nous faire honte » en raison de la qualité de son français. « Puis ça, ça m’avait vraiment fait mal », raconte-t-elle.
L’ancien premier ministre du Nouveau-Brunswick Brian Gallant, originaire du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, a eu aussi son lot de critiques « linguistiques ». Né d’un père acadien et d’une mère anglophone, il parlait anglais à la maison. Il a suivi d’abord le programme d’immersion, puis a fréquenté l’école francophone à compter de l’âge de dix ans.
Il se souvient que lors de la course à la direction du Parti libéral, un député est venu le rencontrer. La seule chose qu’il lui a dite, c’est qu’une personne aspirant à devenir premier ministre ne doit pas prononcer le mot merci, « marci ».
Après qu’il soit devenu chef du parti, un article est paru dans lequel un spécialiste analysait la qualité de son français, indiquant qu’il s’agissait « d’un registre beaucoup inférieur à ce à quoi on est habitué ».
Dans le troisième épisode du balado, Brian Gallant révèle avoir « travaillé fort pour être bilingue toute ma vie. Ç’a été une bataille personnellement de pouvoir même parler français! On est habitués de se faire critiquer, mais là, ça attaquait un peu mon identité, ma culture, ça attaquait ma région. Ma famille, mes amis parlent tous comme ça ».
Selon Gabriel Robichaud, c’est un phénomène fréquent : « Souvent, on va délégitimer leur propos, c’est-à-dire qu’on va arrêter d’entendre qu’est-ce qu’ils ont à dire, puis on va regarder comment ils le font. Puis, tout à coup, ça exclut la conversation! »
« Puis c’est souvent une marque beaucoup plus d’ignorance de la personne qui devrait écouter ou lire, plutôt que de la personne qui parle ou écrit. Puis il y a quelque chose d’accepté par rapport à ça encore », observe l’artiste par rapport au fait de critiquer le français des autres.
L’aventure de Parler mal se poursuit et prend de l’ampleur. Alors que la docufiction théâtrale est toujours en création, un projet de film est également en développement.