FRANCOPRESSE – Fiascos des passeports, du système de paie Phénix, des demandes de visas et de l’assurance-emploi, la fonction publique canadienne montre de plus en plus ses limites. À force de rogner ses ailes, le Canada entier perd de l’altitude.
Marianne Dépelteau – Francopresse
Certains Canadiens attendent jusqu’à six mois pour obtenir leurs prestations d’assurance-emploi. D’autres ont dû camper devant les bureaux de Service Canada pour obtenir leur passeport. Des fonctionnaires peinent encore à se faire payer correctement à cause des ratés du système de paie Phénix. Les retards de traitement de visas privent le Canada de plusieurs immigrants.
Il y a là autant d’exemples laissant croire que la fonction publique est en perte de vitesse.
Une centralisation paralysante
David Johnson, professeur de science politique à l’Université du Cap-Breton et auteur du manuel Thinking Government : Public Administration and Politics in Canada, décrit le style de leadeurship de Justin Trudeau comme étant « centralisé, c’est une méthode de contrôle des commandements ».
« Il y a des plaintes selon lesquelles tout ce qui se fait à Ottawa passe par ce bureau. Des ministres et des députés libéraux se plaignent de cette centralisation et du fait que rien ne se fasse sans l’accord du bureau du premier ministre », rapporte David Johnson.
Il remarque d’ailleurs que, depuis les années 1960 environ, les ministres et plusieurs hauts fonctionnaires aussi ont manifestement perdu beaucoup de latitude pour instaurer des politiques et élaborer des programmes.
Le politologue craint que cela ait deux conséquences, la première étant le ralentissement de la machine gouvernementale : « Aucun ministère ne peut agir seul. Ils doivent tous agir en consultation. »
La seconde est l’abandon des règles quand il faut agir rapidement pour prendre des décisions, surtout en contexte de crise.
Selon Geneviève Tellier, professeure à l’École d’études politiques à l’Université d’Ottawa, le gouvernement canadien promet une décentralisation depuis les années 1970 (sous Pierre Elliott Trudeau), une promesse jamais tenue : « En décentralisant, on demande de plus en plus de reddition de comptes, de rapports et de validation des décisions prises. Ça amène cette paralysie. »
Peur de représailles
La politologue explique que dans le système canadien, ce sont les politiciens qui, coupables ou non, sont tenus responsables des failles et des échecs des politiques ou des programmes mis en place, et non les fonctionnaires.
Selon elle, les élus se disent « tant qu’à se faire blâmer, on va mettre en place des mécanismes pour être surs que les décisions prises par les paliers inférieurs soient dans notre intérêt et pour minimiser les risques. »
Elle ajoute que les recherches menées actuellement parlent de la mise en place d’une certaine culture de l’audit, « c’est-à-dire que tous les faits et gestes sont examinés par les autorités centrales ».
« Tous les fonctionnaires, les personnes d’autorité, les décideurs et les gestionnaires de programmes, poursuit-elle, doivent rendre compte de leurs décisions constamment. Cette notion de reddition de comptes est bonne, mais s’il y en a trop, ça peut mener à un certain étouffement du système. »
Plus compliqué qu’auparavant
David Johnson avance que, si toute la fonction publique canadienne a perdu en efficacité, c’est que la politique canadienne s’est complexifiée, entre autres à cause de la gestion et de la coordination qu’il faut faire avec les provinces et les territoires.
« Revenons au gouvernement fédéral qui a créé le Chemin de fer du Canadien Pacifique dans les années 1880 […] À l’époque, John A. Macdonald n’avait pas à se soucier des provinces de l’Ouest, car elles n’existaient pas vraiment, et il n’avait certainement aucune considération pour les peuples autochtones vivant le long de la voie ferrée. »
« Tout cela s’est fait en cinq ans environ, alors que faire quelque chose de semblable aujourd’hui prendrait des décennies », est persuadé David Johnson.
Il précise que « dans certains cas, les décisions sont plus compliquées parce que les gens veulent des règles et règlementation supplémentaires. Nous voulons des règles environnementales strictes. Nous voulons que les Premières Nations soient présentes à la table, et les entreprises, les syndicats et les groupes de consommateurs veulent être représentés ».
En temps de crise
« On en arrive à couper les ailes un peu des gestionnaires et ne pas leur donner la marge de manœuvre nécessaire pour qu’ils puissent prendre des décisions sans constamment se référer à leur propre patron », est d’avis Geneviève Tellier, convaincue que c’est ce qui explique les difficultés de la fonction publique à s’adapter en temps de crise.
D’après David Johnson, il ne faut pas oublier qu’au-delà des frontières canadiennes, les gouvernements ont tendance à centraliser le pouvoir en cas de crise. « Ce qu’on voit actuellement avec le gouvernement canadien, on l’a vu partout dans le monde industrialisé. On voit cette même centralisation du pouvoir à la Maison-Blanche […] en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Italie, au Japon, en Australie et en Nouvelle-Zélande. »
Dans des situations comme la Seconde Guerre mondiale et la pandémie de COVID-19, « on voit des enjeux de défense nationale prendre de l’ampleur. Les leadeurs doivent être les maitres du jeu », ajoute-t-il.
« Si l’on n’arrive pas à gérer [la crise des passeports], je suis un peu inquiète pour d’autres choses qui pourraient être plus importantes », admet Geneviève Tellier.
Elle rappelle qu’il n’est pas toujours mauvais de prendre des risques pour faire évoluer les choses, mais qu’actuellement, les fonctionnaires n’en ont pas la liberté. « Certains disent qu’on entre dans une ère de crise perpétuelle. Le calme tranquille qu’on a connu pendant longtemps, ça ne sera plus la norme. »
L’héritier canadien
« Justin Trudeau a hérité de ce type de système et vit dedans, mais il ne l’a pas créé. » D’après David Johnson, ce style de gouvernance remonte à Pierre Eliott Trudeau et se serait ensuite transmis aux premiers ministres qui ont suivi.
Selon le chercheur, Trudeau père a « renforcé la prise de décisions et la capacité d’obtention d’information du bureau du premier ministre […] C’est comme s’il a dit que chaque grande initiative gouvernementale doit être approuvée par le cabinet et doit passer dans les mains du premier ministre. »
En matière de centralisation, il ne note pas de grande différence entre Stephen Harper et Justin Trudeau, mais il en note une grande dans le style et l’image de la personne.
Geneviève Tellier rappelle qu’entre ces deux premiers ministres, plusieurs fonctionnaires sont partis à la retraite générant une perte de la mémoire institutionnelle et de savoir-faire.
Elle est d’avis que Justin Trudeau s’en remet plutôt à sa haute fonction publique, comme à sa greffière : « Est-ce que Justin Trudeau se préoccupe beaucoup du fonctionnement de l’appareil public? Je ne pense pas que ce soit quelque chose pour laquelle il a beaucoup d’intérêt. »