Au début des années 1980, il m’avait pris l’idée d’inviter des collègues de travail à réveillonner à la Rivière-aux- Rats.
Récit recueilli par Bernard BOCQUEL – Collaboration spéciale
C’était du monde qui travaillait pour le ministère des Ressources naturelles de la Province du Manitoba. Ils ont vu une bonne occasion de se sortir de la ville.
Mon frère Henri avait été d’accord pour que la fête se passe dans son campe, qu’il avait construit à quelques centaines de mètres de la maison paternelle. Il y avait de la place en masse, des bons lits et surtout une bonne fournaise pour chauffer la cabane.
L’affaire avait été un succès. Ça m’a donné le goût de faire un autre réveillon l’année d’après, et puis encore un autre l’année suivante. Le réveillon des Vieux Loups est devenu une tradition pour une bonne trentaine d’années. Qu’est-ce qui pourrait y avoir de mieux que des rencontres avec de vieux amis? Des Vieux Loups, c’est comme des vieux vins ou des vieux fromages bien mûris.
Pourquoi les Vieux Loups ? C’est venu comme ça. Dans la canayennerie, les histoires de loups, ça fait quasiment partie de la vie de tous les jours. Le père de ma Mémère Emma Barnabé, Francis Barnabé, avait été voyageur pendant dix ans. Il avait même passé un hiver à York Factory. Il avait peut-être eu le temps de rêver aux loups de mer.
Moi en tout cas mon premier loup, c’est celui qui voulait dévorer le petit chaperon rouge. Lui il avait pas été assez ratoureux. Il s’est fait prendre. Il n’est pas devenu vieux loup. Dans les contes et dans la sauvagerie, il faut être un peu ratoureux et beaucoup méfiant pour devenir vieux loup. En plus il faut savoir travailler en équipe, jouer ensemble. Surtout quand tu veux poigner du gros bétail, mettons un orignal.
Je leur ai jamais demandé aux loups, mais je peux voir qu’il faut toute une stratégie pour poigner un orignal. Chaque loup doit faire sa part selon ses qualités. Il en faut au moins un qui saute à la gorge de la bête, pendant qu’un autre ou deux sautent sur un jarret.
À l’heure actuelle à Saint- Pierre-Sud, pas loin du chemin à Guénette, on sait qu’il y a des loups. Il arrive qu’on entende des hurlements. Personne les baudre et ils baudrent personne. Dans ce coin de pays, on vit avec la sauvagerie.
C’était évidemment déjà comme ça dans ma jeunesse. Sauf qu’il n’y avait pas de loups à ce temps-là. Pour les habitants, le danger venait des renards, grands amateurs de poules. À chacun son idée du petit chaperon rouge. Les poules étaient des proies faciles parce qu’elle se promenaient en liberté. Des poules d’Inde leur servaient d’anges gardiens. Elles sont plus petites qu’une grosse poule pondeuse, mais capables d’être féroces pour les défendre.
Quand même pour plus de sécurité, la municipalité payait au printemps pour chaque paire d’oreilles de renard. Cinq piasses la paire, si je me souviens bien. La municipalité payait aussi pour les œufs de corneille, qui aimaient construire leurs nids dans les chênes. Là, Mémère n’était pas contente, parce qu’on a déchiré bien des culottes à mettre la main sur des œufs de corneille, qui parfois étaient gros comme des œufs de poule.
Aller à la chasse aux oreilles de renard ou aux œufs de corneille, c’est un peu comme participer à un réveillon des Vieux Loups. On sait quand ça commence, mais on sait jamais comment ça va finir. La nature a aussi son mot à dire en décembre au Manitoba. Il peut faire doux, il peut faire froid, il peut faire frette, il peut aussi faire tempête. Avec les années on a tout connu, mais on n’a jamais manqué de boisson, de mangeaille, de bonne humeur, de sujets de conversation et de belles histoires à se raconter.
À un moment dans la soirée, pour rien au monde on aurait manqué d’aller rendre hommage à notre ami le vieux chêne, qui se trouve au bout de la pointe à Curé, dans un coude de la Rivière-aux-Rats, depuis au bas mot 350 ans. Son âge avait été scientifiquement déterminé par mon frère Jean, qui était ingénieur forestier.
La marche au vieux chêne, qui est sans aucun doute un des plus âgés dans tout le Manitoba, était un véritable rituel. C’était notre manière de montrer notre respect à l’ancêtre qui avait tout vu, tout connu, tout subi, de la foudre aux vents violents et jusqu’aux immenses inondations. La preuve est donnée par son voisin, le chêne beaucoup plus jeune. C’est pas normal qu’un chêne soit penché. Les nobles chênes, comme les vieux soldats, se tiennent bien drette. Un gros remous, un tourbillon d’eau en furie a dû un jour il y a très longtemps le forcer à plier comme le roseau.
Ce qui a sauvé ces chênes, c’est qu’ils ont eu le privilège de grandir dans une baissière, pour ainsi dire à l’abri des gigantesques feux de prairie. La terre noire vient de ces feux, qui ont donné du bon pâturage aux millions de bisons au Temps de la Prairie. Mère Nature, c’est Mère Nature : elle s’occupe de ses petits.
Et souvent, elle a laissé les Vieux Loups réveillonner en paix, en leur donnant toujours assez de neige pour garantir une ambiance chaleureuse. À partir de la fin des années 1980, les réveillons se passaient au shaque du vieux Gabriel Lafournaise, à la chandelle et à la lampe à huile. On était plongé dans l’atmosphère de l’époque des vieux Mitchifs, de ceux qui avaient encore vécu la chasse aux bisons et qui étaient heureux de voir une crèche de Noël. La nôtre était composée avec un ramassis de mille et une choses.
L’âne et le bœuf étaient une trouvaille de quelque part, le petit Jésus venait d’ailleurs. Il nous regardait dans une auge sauvée d’une vieille étable défuntisée construite pour la Diana, une ancienne mine d’or des années 1930, située dans le Bouclier, tout près de la frontière avec l’Ontario.
Le dur monde des mines, c’est un peu aussi une histoire de Vieux Loups. Il m’a été demandé quelque fois pourquoi il n’y avait pas de Vieilles Louves aux Réveillons des Vieux Loups. Parce que c’était une gang attriquée comme la chienne à Jacques qui aurait été forcée de guetter leur langage.
Vraiment, c’est par respect que les madames n’ont jamais été invitées. C’est tout simplement parce qu’on les aime trop. C’est délicat comme ça, un Vieux Loup.