FRANCOPRESSE – De nombreux produits qui se retrouvent quotidiennement dans notre assiette ont été cueillis ou transformés par des travailleurs temporaires. Chaque été, ils sont environ un demi-million à prêter mainforte dans les champs, les serres et les usines de transformation partout au pays. Année après année, ils reviennent travailler dans des conditions qui sont parfois déplorables et variables selon les employeurs. À l’Île-du-Prince-Édouard, certains travailleurs se sentent exploités, d’autres choisissent de rentrer dans leur pays, au risque de perdre au change.
Marine Ernoult — Francopresse
« Emballer des produits, faire des inventaires, il faut tout le temps être debout ou se baisser, répéter les mêmes gestes inlassablement, près de dix heures par jour, six jours et demi sur sept, y compris les jours fériés. » Juan*, 49 ans, originaire du Mexique, raconte son quotidien de travailleur agricole au sein d’une ferme de l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.).
Arrivé en mai 2022 après plusieurs années dans les serres de Colombie-Britannique, Juan évoque des cadences infernales avec des « heures supplémentaires obligatoires, ni déclarées, ni payées ». « Selon mon contrat, j’étais censé travailler quarante heures par semaine. Dans les faits, j’en travaillais plus de soixante », détaille-t-il. Il a calculé que l’entreprise lui devait 5 628 $ pour les heures supplémentaires qu’il a effectuées en moins de trois mois.
Le quadragénaire décrit un environnement où la violence professionnelle est généralisée. Il fait état de remarques déplacées, et de comportements offensants de la part de son responsable. « Mon chef avait vécu au Mexique, il connaissait notre culture, nos coutumes, il savait exactement quelles situations pouvaient me blesser. Il en a profité en m’insultant à plusieurs reprises avec une injure, considérée comme la plus humiliante là d’où je viens », confie-t-il.
Frais de recrutement illégaux
Juan fait partie des milliers de travailleurs étrangers temporaires qui viennent chaque année à l’Î.-P.-É. pour prêter mainforte dans le secteur agricole, mais aussi dans les usines de transformation de poisson et de fruits de mer. « Ils occupent des postes à bas salaire dans des secteurs aux conditions difficiles, bien souvent au salaire minimum et sans avantages sociaux », observe Ryan MacRae, coordonnateur du programme des travailleurs migrants à l’Institut Cooper, basé à Charlottetown.
Pour décrocher un contrat à l’Î.-P.-É., ces saisonniers doivent parfois transiger avec des agences de recrutement dans leur pays et s’acquitter de frais de recrutement illégaux. À cet égard, l’Institut Cooper salue la Loi pour la protection des travailleurs étrangers temporaires adoptée cette année dans la province. Désormais, les employeurs ont l’obligation de passer par des recruteurs, détenteurs d’un permis officiel et inscrits sur un registre provincial.
En 2020, l’Î.-P.-É. aurait accueilli 1725 travailleurs étrangers temporaires (dont 865 dans le secteur de la transformation du poisson et des fruits de mer, et 755 autres dans celui de l’agriculture). Un chiffre qui a plus que doublé en sept ans pour pallier le manque criant de main-d’œuvre. Principalement originaires du Mexique, des Caraïbes, de Chine, des Philippines, et du Viêt Nam, ils restent en moyenne six à neuf mois, en fonction des périodes de récolte et des saisons de pêche au homard.
Ces saisonniers passent les frontières canadiennes via le Programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires, taillé sur mesure pour eux et censé leur garantir des normes de travail claires. Mais, aux yeux de Ryan MacRae, ce système protège mal contre le risque d’exploitation. « Ils arrivent dans une situation précaire, ne parlant souvent ni anglais ni français, et sont dépendants de leur employeur pour se loger, se soigner et se déplacer dans des régions rurales éloignées », regrette-t-il.
« On n’a pas la force de porter plainte, on travaille tellement »
En cas d’abus, les travailleurs n’osent souvent pas porter plainte de peur de perdre leur statut et d’être renvoyés dans leur pays d’origine. « Et ils n’ont pas le droit d’aller travailler ailleurs, car ils sont exclusivement liés à l’entreprise qui les a fait venir », complète Ryan MacRae.
Juan confirme l’omerta qui règne parmi les travailleurs étrangers : « Quand il y a un problème, on se tait par crainte de perdre l’hébergement fourni par notre patron. De toute façon, on n’a pas la force de porter plainte, on travaille tellement, quand on rentre le soir épuisé, on ne pense qu’à dormir pour tenir le coup le lendemain. »
En dehors des lieux de travail, le mal-logement est un autre problème majeur. Les maisons fournies par les employeurs sont surpeuplées, parfois à l’extrême. Ryan MacRae cite en exemple le cas de quatorze personnes qui vivaient dans une ancienne porcherie sans fenêtre, « un espace confiné et restreint ».
D’après une étude intitulée « En sécurité au travail, en danger à la maison » (en anglais), publiée en juin 2021, la situation décrite par Ryan MacRae est loin d’être une exception. La COVID-19 aurait même aggravé le mal-logement. Un rapport de la vérificatrice générale du Canada, déposé en décembre 2021 à la Chambre des communes, a également tiré la sonnette d’alarme au sujet de la vulnérabilité accrue des travailleurs agricoles étrangers pendant la pandémie.
En réponse à ces rapports accablants, Donald Killorn, directeur général de la Fédération agricole de l’Î.-P.-É., affirme que les « fermiers font des efforts pour s’assurer que les saisonniers ont de bonnes conditions de vie ». « Il y a peut-être des cas individuels où l’on pourrait faire mieux, mais dans l’ensemble, nous sommes très satisfaits des hébergements que l’on fournit », renchérit Jerry Gavin, directeur général de l’Association des transformateurs de fruits de mer de l’Î.-P.-É.
Accès compliqué à l’assurance-emploi et à la retraite.
Pour mettre fin à la vulnérabilité des travailleurs étrangers temporaires, l’Institut Cooper réclame un accès facilité à la résidence permanente. « Certains reviennent chaque année depuis quinze ans, et à chaque fois, ils doivent obtenir un nouveau permis de travail fermé. Avec ce système, ils ne peuvent pas avoir de projet de vie, dénonce Ryan MacRae. La pénurie de main-d’œuvre est un problème permanent et structurel auquel on répond par une solution temporaire. »
Du côté des employeurs, la Fédération de l’agriculture de l’Î.-P.-É. défend plutôt un assouplissement du programme existant. « Il faudrait octroyer des permis ouverts qui permettraient aux saisonniers de bouger librement d’une ferme à l’autre en fonction des saisons et de l’évolution des besoins des agriculteurs », propose Donald Killorn.
« Nous ne sommes pas opposés à la résidence permanente, mais on aura toujours besoin de temporaires, car une grande partie de notre travail est saisonnier, la plupart des usines ouvrent fin mai et ferment à l’automne », poursuit Jerry Gavin.
Juan a quant à lui décidé de mettre fin à son expérience à l’Î.-P.-É. Exténué, il est rentré précipitamment au Mexique à la fin juillet : « Je n’en pouvais plus, j’ai préféré payer mon billet d’avion pour retrouver ma famille.» De retour dans son pays d’origine, il ne sait pas s’il pourra toucher l’assurance-emploi, et encore moins une pension dans quelques années. « Une fois au Mexique, c’est très compliqué d’y avoir accès, car on n’est plus sur le sol canadien, on n’a plus forcément de compte en banque là-bas », explique-t-il. Pourtant, il a cotisé et payé ses impôts, « comme tous les Canadiens ».
*Le nom de l’intervenant a été changé pour des raisons de sécurité.