C’est tout un privilège de grandir sur les bords d’une rivière. Ça donne des idées d’aventures et un beau jour des envies de construire un pont. Je devais avoir 13 ou 14 ans et la Rivière-aux-Rats devait être assez basse. 

Récit recueilli par Bernard Bocquel – Collaboration spéciale

Les Bérard avaient déjà leur pont. Beaucoup d’habitants cultivaient des terres des deux côtés de la rivière. La plupart avaient construit leur pont eux-mêmes, d’autres l’ont été par la municipalité. À part les vieux lots de rivière, il faut bien dire que les campagnes vivent dans un monde de chemins de section. Un chemin à tous les milles. En règle générale, on trouvait un pont municipal à tous les deux milles.

Mon père avait pensé que mon projet de pont tout à côté de la maison était une perte de temps. C’était pas grave. De toute façon, j’ai jamais fait la volonté de mon père. Il y a toujours un boutte, quand même. 

Le pont a tenu des années. Il a donné plus tard à mon frère Coco l’idée de le transformer en barrage, pour retenir l’eau. Il avait récolté des roches dans la Petite Montagne à l’est, qui est la dernière grève du vieux lac Agassiz. Ça manque toujours pas de roches dans ce coin-là.

Après le pont, j’ai construit une cabane, en face de notre maison. C’était toute une cabane. J’avais eu l’aide de mes frères Raymond et Luc. On allait chercher du bois de la maison des Gratton qui avait, hélas, brûlé. Certains diraient qu’on volait des planches, mais nous on faisait un bon usage de vestiges. Aujourd’hui on dirait qu’on faisait du recyclage. 

On a tellement recyclé qu’on s’est garroché dans la construction d’une tour à feu. On l’a montée pas mal haute. On voulait vraiment jouer au garde-feu. Sans le savoir, je me pratiquais pour mon premier emploi d’été dans le Whiteshell. Pour financer mes études en beaux-arts, j’avais obtenu la responsabilité de garde-feu. Cet emploi a été une grande chance. Dans ma vie, je n’ai connu qu’un employeur : le ministère des Ressources naturelles du Manitoba.

L’hiver notre voisine la rivière devenait vraiment notre terrain de jeu. Une fois qu’elle était gelée, on avait une patinoire idéale. On avait juste besoin d’enlever la neige. 

On se servait de la rouâpe qu’on utilisait pour gratter la grande allée en ciment de l’étable. Faire le train, ça pouvait être de la grosse ouvrage, mettons à l’automne quand on soignait les animaux avec des queues de betteraves qui leur donnaient la va-vite.

En tout cas, rouâper la neige était un vrai plaisir, parce qu’on savait ce qui s’en venait. On avait assez de patins. Après un bout de temps, les patins des plus vieux vont aux plus petits. Des fois, ils étaient encore un peu trop grands, mais on s’arrangeait toujours. 

Nos gourets, on se les fabriquait avec un bout de branche et un morceau de planche cloué au bout. Comme rondelle, une belle crotte de joual gelée faisait l’affaire.

Là sur la patinoire en train de jouer, ça peut être Samuel, Jean, Fernand, Coco, Henri ou Luc. Sûrement pas moi. J’aimais bien patiner, mais j’ai jamais été fort sur les sports. La compétition, je l’aime juste avec moi-même. 

Ça pouvait pas non plus être Raymond. Il aurait été trop jeune. Et encore moins Alfred, né le 17 novembre 1942 à l’Hôpital Saint-Boniface. On était d’ailleurs justement en train de patiner devant la maison quand notre grande soeur Aline est sortie pour nous annoncer que notre petit frère était arrivé.

Au retour du printemps, l’eau du fond du vieux lac se remet à couler et à remanger patiemment les coudes de la rivière. Une fois que l’eau a réussi à passer à travers, elle vient de se faire un autre bras mort. 

Vu d’en haut sur cent ans, si on pouvait animer la scène, on verrait la Rivière-aux-Rats bouger comme une couleuvre. Elle est d’ailleurs reconnue pour ses bras morts, qui servent de paradis aux rats musqués. Les Autochtones lui avaient déjà donné son nom : Wasushkawatape.

Tous les printemps dans les années 1960, les Ressources naturelles m’envoyaient au Nord. Il y avait passé Le Pas un grand marécage qui attirait tout un monde de trappeurs. Pour les natifs du pays, la viande de rat musqué est considérée comme un délice. D’abord ils plumaient le rat d’eau pour la peau. Ensuite ils boucanaient le reste. La viande fumée se garde très bien.

Cette chère Wasushka-watape a été ce printemps très généreuse de son eau, contrairement à l’année dernière, où ça coulait pas fort pantoute. À certains endroits, à peine un petit filet. Ça m’a rappelé qu’à un temps dans ma jeunesse, la coulée des Nault avait été quasiment à sec. 

J’avais même pu repérer des poissons que j’avais jamais vus. J’ai un témoin : mon ami Nick, un neveu de nos voisins les Stadnyk. Lui et sa soeur Catherine venaient de Vita, mais ils sont restés des années chez Tomko et Evelyn. C’était bien commun à l’époque, à cause des grosses familles. 

Les Stadnyk ont eu deux garçons et deux filles. Je me souviens de Ted, de Merrell et d’Alice. Ils étaient trilingues, ces enfants-là. Chez eux à la maison, la langue c’était l’ukrainien. Ils parlaient aussi le français, puisqu’ils allaient à la petite école de Saint-Pierre-Sud, l’école d’immersion par excellence! Cacher nos livres de français quand l’inspecteur d’écoles venait n’a pas été qu’à notre avantage. Les Ukrainiens aussi ont toujours bien compris la nécessité de la résistance.

Si j’ai malheureusement oublié le prénom d’une des filles Stadnyk, je peux sans hésiter affirmer que c’est notre voisin Adélard Lafrance qui traverse le pont des Bérard. 

Sa caboose le protège du gros froid. Elle est plutôt petite, il faut le dire. Ça me permet d’affirmer que dedans il n’y avait pas de place pour un petit poêle, comme dans les plus grandes cabooses, beaucoup plus confortables.

Par contre, je serais bien en peine de dire comment s’appelait son joual et s’il s’en allait au petit magasin d’Alfred Nault, à la fromagerie, ou si des fois il ne serait pas en chemin vers d’autres voisins. Quand je patentais ces illustrations pour les calendriers, je mettais en scène un ramassis de souvenirs. Je faisais de la composition, pas de l’histoire…