En mai 2021, le Canada était secoué par la découverte macabre à Kamloops de 215 corps d’enfants enterrés près d’un ancien pensionnat autochtone. D’autres recherches ont été enclenchées. Dans d’autres endroits au pays, de nouvelles tombes anonymes ont été découvertes sur d’anciens sites de pensionnats autochtones.
L’enjeu de la vérité et la réconciliation est alors revenu en force sur la scène politique. Si bien que depuis 2021, le 30 septembre est reconnu comme un jour férié fédéral de commémoration. Reconnu comme la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation ce jour, voulu comme une journée de réflexion, pourrait aller plus loin pour travailler sur la réconciliation.
Par Ophélie DOIREAU
Initiative de journalisme local – Réseau.Presse – La Liberté
L’appel à l’action n˚80 de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) demandait au gouvernement fédéral d’établir une journée nationale de la vérité et de la réconciliation (1). L’ancien commissaire en chef de la CVR, Murray Sinclair, en est d’ailleurs satisfait. « Le fait que ce jour ait été implanté est une bonne étape dans la réconciliation. Mais pour l’instant, aucune cérémonie nationale commémorative n’a été mise en place comme nous l’aurions souhaité. »
Craig Charbonneau Fontaine, originaire de la Première Nation Sagkeeng et chercheur en recherche et développement au Centre de ressources éducatives des Premières Nations du Manitoba, partage son avis. « Il s’agit d’un bon rappel pour le citoyen moyen de la raison d’être de cette journée, mais aussi d’une excellente occasion pour les enseignants de discuter en classe de la question de la vérité et de la réconciliation. Bien que je pense personnellement que la réconciliation n’ait pas de sens si elle ne s’accompagne pas d’actions concrètes, comme la restitution des terres et le respect des Traités, le concept reste valable pour explorer l’histoire et les répercussions des pensionnats autochtones sur les Premières Nations. »
Pour Craig Charbonneau Fontaine, de véritables actions passent par une profonde décolonisation. « L’éducation est un processus qui dure toute la vie. Alors je ne pense pas que l’instauration d’une journée nationale suffise pour réparer les torts du passé. Je pense que ce que Malcolm X a déclaré dans les années 1960 résume assez bien la situation actuelle au Canada et le niveau de négationnisme des pensionnats autochtones. Autant de thèses que l’on trouve actuellement dans divers journaux de droite.
« L’activiste Noir a soutenu : Je ne dirai jamais que des progrès sont réalisés si vous m’enfoncez un couteau dans le dos de neuf pouces. Si vous le retirez de seulement six pouces, il n’y a pas de progrès. Si vous le retirez complètement, ce n’est pas un progrès non plus. Le progrès consiste à guérir la blessure infligée par le coup. « Or ils n’ont même pas commencé à retirer le couteau et encore moins essayer de guérir la blessure. Ils ne veulent même pas admettre que le couteau est planté là. Je pense que l’image donnée par Malcolm X illustre très bien l’état de la situation coloniale actuelle au Canada. Le Canada refuse de reconnaître que les problèmes sociaux actuels de la plupart des Premières Nations sont le résultat direct de la colonisation raciste, et le Canada refuse d’honorer ou de respecter les Traités que nous avons signés avec la Couronne britannique. »
La Province du Manitoba a décidé de ne pas faire du 30 septembre un jour férié en évoquant un problème de calendrier. Pour Craig Charbonneau Fontaine, ce comportement est révélateur. « Cette décision en dit long sur l’incapacité du Manitoba à assumer son passé et les relations litigieuses que la Province a entretenues avec les Premières Nations et les Métis. Cette décision envoie le message que le Manitoba s’en tient toujours à une démarche de pure forme sur l’ensemble du concept. La Province ne s’engage pas à réfléchir sur son passé et son rôle dans la colonisation.
« Je ne peux pas parler pour les Métis, mais je pense que les Premières Nations espèrent que cette journée permettra de poursuivre le dialogue sur les 94 appels à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation et sur les implications qui en découlent. Tout comme l’État d’Israël s’immobilise pendant deux minutes en une prière silencieuse pour commémorer les victimes du nazisme à Yom HaShoah, j’aimerais qu’un évènement similaire ait lieu dans toutes les Premières Nations du Canada. »
De son côté Murray Sinclair pense que cette journée nationale pourrait permettre des réflexions plus importantes sur la question de la réconciliation. « Nous avons besoin de plus d’exposition médiatique à propos de cette journée. Nous avons besoin d’une parole nationale plus permanente, pas seulement des discussions pour honorer cette journée. Mais des discussions à propos des sacrifices des survivants des pensionnats autochtones et des conséquences induites par les pensionnats autochtones.
« Plus généralement, il faut des discussions à propos de la culture d’extermination qui visait à éliminer les Autochtones et qui, d’une manière ou d’une autre, a profité au gouvernement fédéral. Cette culture d’extermination est large : elle va de la volonté de détruire chez les Autochtones leur unicité, en passant par l’appropriation de leur terre, par l’étouffement de leurs langues, par le rejet de leur apparence. Il y avait la volonté d’éliminer purement et simplement l’existence des Autochtones. »
Marc Miller, ministre des Relations Couronne-Autochtones, reconnaît le travail qu’il reste à faire. « À la lumière des découvertes à Kamloops et ailleurs au pays durant la dernière année, nous avons rapidement voulu poser un geste fort. Il était clair qu’il fallait instaurer une journée pour commémorer les victimes des pensionnats autochtones. La volonté politique était de tenir une journée fixe pour penser à la réconciliation, à notre projet de société imparfait.
« En réfléchissant à tout ce qui s’est déroulé le 30 septembre dernier, je pense que ce qui a été beau à voir, c’était l’emphase mise sur la voix autochtone. Que ce soient des chefs, des survivants de pensionnats autochtones ou autres. Nous, au gouvernement fédéral, ce qu’on voulait c’était de nous placer en retrait pour cette journée. »
Si cet appel à l’action émis par la CVR est coché pour le gouvernement fédéral, le reste des appels à l’action laisse à désirer. Murray Sinclair estime que ces appels n’ont pas été réellement compris.
« Au sujet des 94 appels à l’action, je ne pourrais pas répondre à la question duquel ou desquels m’ont donné satisfaction. Déjà parce que bien qu’ils soient au nombre de 94, on aurait pu en émettre des centaines.
« Car chacun des appels à l’action doit être pensé dans un tout qui est interdépendant, avec des sous-catégories. C’est pour ça qu’aucun des appels à l’action ne doit être ignoré.
« En ce moment, le gouvernement fédéral ne semble pas avoir de plan d’action concret pour les mettre en place correctement. En effet, il se concentre sur un appel à l’action, fait quelque chose pour tenter d’y répondre, puis entreprend de donner suite à un autre appel à l’action. Sauf qu’ils n’ont pas été pensés de cette manière. Le gouvernement fédéral doit mettre en place un plan d’action pour les mettre en oeuvre dans leur ensemble.
« Quand le gouvernement fédéral a mis sur pied les pensionnats autochtones, il avait un plan d’action. Un plan d’action très clair : éliminer les Autochtones de la sphère sociale, politique, légale, économique et humaine. Pour redonner aux Autochtones leur place dans la société, le plan d’action à suivre est celui identifié par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2). »
Craig Charbonneau Fontaine est quant à lui, peu convaincu de l’efficacité des appels à l’action.
« Si les 94 appels à l’action impliquent un engagement réel à honorer pleinement nos droits issus de Traités et notre souveraineté sur nos terres ou à perturber la structure du pouvoir au Canada, alors les 94 appels finiront par s’atrophier, comme tous les appels à l’action précédents dans l’enquête sur la justice autochtone, la Commission royale sur les peuples autochtones ou même le rapport Hawthorn de 1966-1967. Il semble qu’il s’agisse d’un drame rituel que le Canada aime accomplir tous les 20 ans environ ; le Canada pense que dire désolé, c’est tout ce qu’il y a à faire. »
Le Ministre des relations Couronne-Autochtones, Marc Miller admet les limites du travail de vérité et réconciliation. « Comme gouvernement, on a la fâcheuse manie de revendiquer qu’il y a 80 % de complétés ou en train d’être complétés. Sauf qu’il s’agit d’actions qui relèvent du gouvernement fédéral. Or une bonne partie d’entre elles ne relève pas du gouvernement fédéral.
« Cette revendication donne une fausse perspective de ce qui a été accompli et de l’ampleur de la tâche. La réalité, c’est que ça prend une autorité compétente pour mesurer et pour nous rendre redevable des appels à l’action.
« C’est dans ce sens que le Conseil national de réconciliation a été fondé pour répondre aux appels à l’action n˚53 et n˚54 (3). Il y a un examen de fait pour montrer ce qui est mis en vigueur, ce qui a été accompli et ce qu’il reste à faire.
« C’est quelque chose qui a été lent. Ayant constaté cette lenteur, maintenant l’important pour nous c’est de continuer d’aller de l’avant. Il faut s’assurer que les gens aient accès à la vérité. Le gouvernement fédéral appuie 91 projets à travers le pays pour entreprendre des fouilles et des recherches au sujet des pensionnats autochtones. C’est un travail qui reste incomplet, mais le gouvernement fédéral est résolu à l’accomplir. »
Murray Sinclair regrette qu’il ait fallu attendre sept ans pour voir la mise en place d’un Conseil national de réconciliation. Tout comme il regrette l’attente de sept ans pour engager des fouilles sur les anciens sites des pensionnats autochtones.
« Quand nous avons entendu parler des enfants qui étaient morts dans les pensionnats autochtones, la Commission de vérité et de réconciliation avait demandé du financement supplémentaire au gouvernement fédéral pour effectuer des recherches, pour savoir qui étaient ces enfants, ce qui leur est arrivé dans les pensionnats autochtones et où étaient leur corps.
« Notre requête a été refusée. Le gouvernement fédéral ne voulait pas que ces informations soient exposées. Même si c’est arrivé. Tout au long du travail de la CVR, de plus en plus de survivants parlaient d’enfants qui étaient morts dans les pensionnats, de leurs amis qu’ils n’ont jamais revus. Ils ont parlé du traumatisme que ça a été pour eux. On a aussi entendu des parents qui n’ont jamais revu leurs enfants et qui, aujourd’hui, ne savent toujours pas où ils sont.
« Nous avons obtenu des informations grâce à ces témoignages et à d’autres informations complémentaires. Le volume 4 de notre rapport final est entièrement dédié à ces enfants morts dans les pensionnats autochtones, que nous avons estimé à au moins 3 125. Mais ce nombre est largement sous-estimé. Le chiffre est certainement bien plus élevé. On pense qu’il pourrait être aux environs de 10 000. Aujourd’hui des recherches sont en cours dans différentes communautés autochtones pour retrouver les corps de ces enfants afin qu’ils soient commémorés en toute dignité humaine. C’est une bonne chose mais qui arrive en retard. »
Le Ministre Miller rebondit sur cette lenteur. « Ça ne veut pas dire qu’il n’y a eu aucune action. Oui ça a été lent. La vérité, c’est qu’on en est où on en est à cet instant. Des investissements ont été engagés suite à Kamloops et aux appels à l’action auxquels il faut impérativement répondre.
« Beaucoup de gens disent que c’est au Fédéral de tout faire. Des gens se demandent pourquoi c’est aussi long. Il faut rappeler que la CVR dit très clairement que ce sont les communautés qui doivent mener leurs propres recherches. Or jusqu’en 2019, beaucoup le faisaient avec des moyens réduits. »
Malgré ces constats, Murray Sinclair et Marc Miller s’accordent sur le fait que le chemin vers la réconciliation est entamé. Murray Sinclair : « Le mouvement de réconciliation est en marche, sans aucun doute.
Cependant, il y a encore du travail pour y parvenir. Il faut permettre aux populations autochtones de retrouver le respect de soi et éliminer des lois et des politiques qui nous empêchent d’avoir du respect. Des initiatives doivent être prises, comme l’élimination de la dépendance judiciaire due à la doctrine de la découverte. Aujourd’hui, des Autochtones doivent lancer des recours collectifs pour pouvoir accéder à de l’eau potable. »
Marc Miller : « Je crois que oui, c’est lent. Il y a eu des investissements du gouvernement fédéral, c’est une dynamique qu’il va falloir maintenir, peu importe la forme et la couleur du gouvernement fédéral. Parce que c’est un projet de société où tout le monde doit avoir un rôle à jour : Provinces, municipalités, individus, universités, entreprises.
« Il existe un élan palpable au Canada. Mon rôle comme ministre est de m’assurer que ce mouvement soit irréversible. . On parle fréquemment d’investissements, mais il y a aussi un coût à l’inaction. »
À la question d’expliciter sa vision sur la réconciliation, Marc Miller donne la réponse suivante : « Depuis trois ans comme ministre, je m’atèle à ce projet de société pour tisser des éléments de solutions. Je regarde et je me pose la question : À quoi ressemble un pays réconcilié? Et j’ai de la difficulté à tisser une réponse complète. Je sais qu’on est sur la bonne voie, mais c’est une voie qui n’est pas linéaire ou évidente.
« Ça prend des efforts soutenus pour combler les écarts socio-économiques qui existent dans les communautés autochtones au niveau des infrastructures, de la santé, du logement.
« Ça prend cette conscientisation au sein de la société en général sur la réalité autochtone. Ce n’est pas quelque chose qui se fait en avançant à vue. Ça prend une éducation à long terme. Et là je vois beaucoup de lueurs d’espoir, surtout quand j’observe mes enfants qui sont éduqués à une réalité qu’on ne m’a pas enseignée. Face à la complexité, je reconnais que je n’ai pas la réponse complète. En tout cas, je reste fixé sur les 94 appels à l’action. »
(1) Nous demandons au gouvernement fédéral d’établir comme jour férié,́ en collaboration avec les peuples autochtones, une journée nationale de la vérité́ et de la réconciliation pour honorer les survivants, leurs familles et leurs collectivistes et s’assurer que la commémoration de l’histoire et des séquelles des pensionnats demeure un élément essentiel du processus de réconciliation.
(3) 53. Nous demandons Parlement du Canada d’adopter, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, des dispositions législatives visant à mettre sur pied un conseil national de réconciliation. Plus particulièrement, nous demandons que ces dispositions établissent le conseil en tant qu’organisme de surveillance indépendant de portée nationale dont les membres, autochtones et non autochtones, sont nommés conjointement par le gouvernement du Canada et des organisations autochtones nationales. Le mandat de ce conseil comprendrait, sans toutefois s’y limiter, ce qui suit : i. surveiller et évaluer les progrès réalisés en matière de réconciliation une fois les excuses faites, présenter un rapport annuel à ce sujet au Parlement et à la population du Canada et s’assurer que continue le gouvernement de s’acquitter, au cours des prochaines années, de sa responsabilité d’établir une bonne relation entre les peuples autochtones et l’État ;
ii. surveiller et évaluer les progrès réalisés en matière de réconciliation à tous les niveaux et secteurs de la société canadienne et présenter un rapport à cet égard au Parlement et à la population du Canada, notamment en ce qui touche la mise en œuvre des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.
iii. élaborer et mettre en œuvre un plan d’action pluriannuel national pour la réconciliation, ce qui englobe des activités de recherche et d’élaboration de politiques, des programmes d’éducation du public et des ressources;
iv. promouvoir le dialogue public, les partenariats publics-privés de même que les initiatives publiques de réconciliation.
54. Nous demandons au gouvernement du Canada de fournir un financement pluriannuel pour les besoins du conseil national de réconciliation qui sera créé afin de s’assurer qu’il dispose des ressources humaines, financières et techniques nécessaires pour mener ses travaux, y compris la dotation d’une fiducie de la réconciliation nationale pour faire avancer le dossier de la réconciliation.