DOSSIER – Au tournant du 20e siècle, les journaux fondés au Canada français se veulent des outils de construction nationale. La francophonie, la catholicité et leurs causes (comme l’accès aux écoles de langue française) font partie de l’ADN de ces publications.
Andréanne Joly – Projet spécial
Leurs noms l’évoquent clairement : Le Moniteur, La Survivance, Le Droit, Le Devoir, Le Patriote. Leurs devises aussi : « Dieu et mon droit », « L’avenir est à ceux qui luttent ».
Ces médias se sont-ils affranchis de leur mission fondatrice de défense des intérêts de la population francophone? Pour le savoir, le professeur Marc-François Bernier de l’Université d’Ottawa a posé la question directement à des journalistes, en 2009-2010.
Lui-même ex-journaliste, il a observé qu’« on sent qu’il y a une pudeur à admettre le rôle de promoteur, de défenseur de certaines causes. Une sorte de dilemme moral qui se pose. [Les journalistes] savent très bien que c’est contre les normes, surtout s’ils font de l’information ».
Aujourd’hui encore, ces journaux ont pour mission de servir une minorité linguistique. Pour les 80 ans du Courrier de la Nouvelle-Écosse, le rédacteur en chef soulignait que « la mission est toujours restée la même, soit de développer les liens entre les communautés acadiennes et francophones de la Nouvelle-Écosse et de promouvoir leurs intérêts ».
Dans le même esprit, Agricom a pour vocation de défendre et de promouvoir les intérêts des agriculteurs franco-ontariens. Le Moniteur acadien se veut depuis plus de 150 ans « une presse libre, indépendante, neutre », aussi axée sur le développement positif de nos communautés ».
Même lorsqu’ils sont la propriété d’un organisme de représentation francophone, ces médias se disent le reflet de leur communauté, animés par des journalistes professionnels, indépendants dans leur structure éditoriale.
+++
Le point de vue de Marc-François Bernier
Dans son étude, Marc-François Bernier a constaté que les journalistes déclarent respecter les normes professionnelles et la neutralité, mais aussi qu’ils deviennent plus engagés dans certaines causes.
« Il y a plusieurs types de journalismes. Il y a des journalismes qui visent avant tout à informer, mais il y en a qui ont la volonté de faire la promotion, d’aider à la communauté aussi. »
Il cite la cause de l’hôpital Montfort d’Ottawa, seul hôpital universitaire de langue française en situation linguistique minoritaire du Canada, qui était menacé de fermeture en 1997. Il y a aussi l’Université de l’Ontario français, dont l’ouverture a failli dérailler en 2018 à cause de la suspension inopinée de son financement. Dans ces deux cas, « des médias, des journalistes, dont la job était d’informer les gens, sont montés au front. »
Le point de vue de François Gravel
François Gravel, éditorialiste et responsable du contenu au quotidien Acadie Nouvelle, croit que les médias peuvent être acteurs, mais aussi des « chiens de garde à travers les éditoriaux et les chroniques que nous publions ».
Il ajoute que la politique d’information de l’Acadie Nouvelle prévoit que « le journal doit être le promoteur et le défenseur des droits acquis par la communauté acadienne au fil des ans, tant sur le plan politique que social. »
C’est dans les éditoriaux que cette politique se reflète surtout et, par la force des choses, dans les choix éditoriaux. « Choisir de consacrer la une et plusieurs pages du journal au combat de citoyens qui veulent empêcher la fermeture de leur école est un choix éditorial, même si les textes en tant que tels respectent toutes les normes journalistiques. »
Le point de vue de Julien Cayouette
Pour Julien Cayouette, directeur de l’information du journal Le Voyageur, en Ontario, le rôle d’un média en situation minoritaire est de présenter sa communauté sans éviter les sujets délicats. « Mais c’est aussi de faire la promotion du français et d’encourager ses lecteurs à l’utiliser et à participer à la culture qui l’enveloppe », souligne-t-il. Il ajoute : sans francophonie, pas de lecteurs.
Chaque chose à sa place, croit-il. « Les articles doivent rester neutres et présenter des faits pour alimenter les opinions. Éditoriaux, chroniques et courriers des lecteurs permettent de demander et de revendiquer. »
Le point de vue de Laurent Poliquin
Au doctorat, Laurent Poliquin a étudié les journaux du Canada français en milieu anglodominant, de 1912 à 1944. Partout, et de façon très nette, la cause canadienne-française était clairement au centre de la couverture, et bien au-delà de l’éditorial ou de quelques articles. « Le journal était teinté de ces sujets-là, partout, partout. Dans la section des sports, dans les chroniques pour la jeunesse… Le combat s’immisçait partout. »
Il observe une situation semblable, aujourd’hui. « On regarde dans le passé et on peut se demander : “est-ce qu’on est en train de faire la même chose” », se questionne-t-il. Il analyse le choix des mots, les tournures de phrase, le choix des sujets. Il se désole : « Je suis intéressé par l’actualité, pas les orientations idéologiques du journal. »