Ce mois-ci, l’assemblée législative de l’Ontario a voulu empêcher 55 000 travailleurs de l’éducation d’utiliser leur liberté de faire la grève en adoptant une loi assortie de la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits et libertés, ce qui mettait la loi à l’abri des tribunaux.
Par Michel LAGACÉ
Soulignons que la Charte ne protège pas le droit de grève comme tel. Il découle plutôt d’une décision de la Cour suprême de 2015 qui a élargi l’article de la Charte qui protège la liberté d’association pour y inscrire le droit de grève. Il s’agit d’une des libertés que la clause dérogatoire permet d’ignorer (1).
Le mouvement syndical, voyant un précédent qui pourrait éviscérer le pouvoir de négociation de tous les syndicats du secteur public, s’est vivement opposé à la loi ontarienne. Et un large courant de parents, conscients que les syndiqués les moins bien payés rendaient d’importants services à leurs enfants dans les écoles, ont globalement appuyé les travailleurs. Face à cette forte opposition, le gouvernement de Doug Ford a retiré sa loi.
Au Québec, par contre, l’utilisation préventive de la clause dérogatoire lors de l’adoption en 2019 de la loi 21 sur la laïcité et, en 2022, de la loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec, a reçu un très large appui de la population, malgré les critiques qui en ont été faites. Le gouvernement de François Legault n’a pas eu à reculer.
Voulue pour protéger les minorités contre les abus de la majorité, la Charte ne peut pas assurer nos droits, autrement dit nos libertés, si les gouvernements utilisent la clause dérogatoire quand bon leur semble. Fruit d’un compromis avec les premiers ministres qui favorisaient la primauté du politique sur le juridique, elle est maintenant utilisée avant même que les tribunaux ne se soient prononcés sur la validité d’une loi.
Le gouvernement de l’Ontario a retiré sa loi non pas pour respecter la Charte mais bien pour calmer l’opinion publique. Au Québec, le gouvernement n’est pas revenu sur sa décision d’utiliser la clause dérogatoire justement parce qu’un large segment de la population l’appuyait.
Dans ces deux cas, l’opinion publique, et non pas la Charte, a été déterminante. Si la dérive se poursuit, nous risquons de perdre de vue l’État de droit que la Charte est censée consolider pour que nos libertés ne soient pas soumises à la loi du plus fort, c’est-à-dire à l’arbitraire de la majorité.
(1) Parmi les droits que les législatures ne peuvent pas ignorer se trouvent les droits démocratiques comme le droit de vote, et les garanties juridiques comme la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.