FRANCOPRESSE – Depuis quelques mois, un village de tentes a vu le jour pour la première fois à Charlottetown. Des dizaines d’itinérants se sont installés dans ce campement de fortune à l’entrée de la capitale de l’Île-du-Prince-Édouard. Parmi eux, Sheila, sans-abri depuis deux ans. La jeune femme au destin brisé raconte la perte de son logement, la dégringolade, les épreuves, la rue.
Marine Ernoult — Francopresse
Tous les matins depuis quatre mois, Sheila ouvre les yeux à l’intérieur d’une tente. À côté d’elle, sur son matelas gonflable, le sac à dos et le petit miroir dont elle ne se sépare jamais.
Tous les matins, elle a son rituel. Elle soigne sa coiffure, prépare minutieusement son maquillage, se met du fard à paupières et un trait de ligneur, parce qu’« être sale, ça rend malheureux ».
Tous les matins, habillée d’un jean déchiré, d’un teeshirt noir et d’une veste élimée, elle se glisse à l’extérieur de la tente. C’est alors le début d’une longue journée d’attente, absurde et monotone.
Sheila a 28 ans. Elle est sans-abri depuis deux ans à Charlottetown. En juillet, elle a posé ses affaires dans un village d’une dizaine de tentes. À l’ombre d’un drapeau canadien, le campement est installé à l’entrée de la ville, en bordure d’une route passante.
La jeune femme vit au milieu de tables de fortune, de charriots de supermarché, d’amas d’objets hétéroclites où l’on distingue des vélos, des machines de musculation, des palettes de bois, des bouquets de tubes de caoutchouc, ou encore des jerricanes posés là sans raison.
Parce qu’elle est une femme, elle a préféré monter sa tente à l’écart « des autres » : « On ne sait jamais ce qui peut se passer, surtout le soir, avec l’alcool, parfois… ». Elle a toujours en tête le risque de violence et d’agression.
« Un pied dans la rue, et puis on finit par y dormir »
Devant une cigarette, Sheila finit par raconter sa vie à toute allure. « J’ai fait des études, j’étais esthéticienne, j’avais un travail, un appartement, du chauffage, un frigo plein, une douche. J’ai connu tout ça, et puis j’ai tout perdu… », énumère-t-elle. Elle évoque son ancien propriétaire qui l’a « mise à la porte » pour effectuer des rénovations et relouer l’appartement plus cher.
« Je payais 400 $ de loyer, quand j’ai dû retrouver quelque chose en 2020. C’était la COVID. Il n’y avait presque pas d’offres, et plus rien en dessous de 700, même en colocation », raconte Sheila.
Au début, des amis lui prêtent des bouts de canapé. Mais il est trop tard, elle a déjà basculé dans l’engrenage de la précarité. Elle craque et perd son emploi, jusqu’à se retrouver sans toit ni personne. Commence alors la vie dans la rue, la galère, l’hiver, le froid, le mépris, le regard des autres.
« Quand j’ai perdu mon chez-moi, c’était le début… un pied dans la rue, et puis on finit par y dormir », glisse Sheila qui, au détour d’une phrase, fait allusion à ses parents décédés. Aujourd’hui, sa famille, c’est Will, installé dans une tente à quelques mètres de la sienne. Lui aussi a connu les bouts de canapé à droite à gauche.
Allongé sur une palette de bois, la peau tannée par le soleil, le trentenaire, en jean noir et teeshirt trop petit, n’est pas très bavard. Il ne préfère pas s’étendre sur sa vie et ses misères. « Ce qu’on a aujourd’hui, ce n’est pas grand-chose, mais c’est mieux que rien. Ma tente, c’est mon chez-moi ».
Hébergements d’urgence inadaptés
Les deux camarades de patience tuent le temps ensemble, en attendant des jours meilleurs. Parfois, ils vont au centre d’accueil de jour pour oublier la rue. Ils se lavent, mangent un repas chaud, regardent la télévision ou discutent, tout simplement. « Mais on n’aime pas trop ça, bouger nos affaires, on a peur du vol », explique Will.
À l’approche de l’hiver, deux unités modulaires, contenant 25 logements chacune, doivent ouvrir d’ici la fin novembre. Il s’agit de refuges d’urgence uniquement pour la nuit. Les sans-abris doivent appeler ces hébergements chaque jour afin de réserver une place pour le soir même.
Autrement dit, « on doit aller la journée dans un centre, le quitter le soir avec toutes nos affaires, pour aller dormir ailleurs… on ne se sent jamais chez nous », regrette Will. Il a entendu parler des récents remous politiques causés par l’ouverture de ces habitations modulaires.
Mais il assure que la majorité des insulaires sont « gentils » : « Ils nous apportent de la nourriture, de quoi nous chauffer et nous laver. » « La police nous a quand même saisi des poêles et des chaufferettes au propane », intervient Sheila.
La Prince-Édouardienne insiste sur le manque d’accompagnement social et les ressources inadaptées. Elle explique que le travailleur social qui la suit est aussi démuni qu’elle sur la question du logement. « Un jour quand je lui ai parlé de ma recherche d’appartement, il m’a juste dit “bonne chance”. »
Ces derniers temps, Sheila accepte de plus en plus des « petits boulots », et tente de mettre de l’argent de côté pour «se payer un loyer ». Son rêve.
Quand on lui demande comment elle voit son avenir, une larme coule sur sa joue : « Je ne le vois pas vraiment, la rue m’a volé beaucoup de choses. »
Les campements s’installent dans la durée
L’apparition d’un village de tentes est une première à Charlottetown. « Entre la pénurie de logements, les loyers qui atteignent des sommets et le manque de soutien en toxicomanie et en santé mentale, il y a tout pour que ça aille mal », analyse Karla Bernard, députée verte de Charlottetown–Victoria Park.
L’élue rappelle que selon une étude réalisée en avril 2021 par la Société John Howard, le nombre de sans-abris a augmenté de 71 % à l’Île-du-Prince-Édouard entre 2018 et 2021.
Le cas de cette province n’est pas isolé au pays. Depuis la pandémie de COVID-19, les campements se multiplient, d’après Tim Richter, président et directeur général de l’Alliance canadienne pour mettre fin à l’itinérance au Canada. Il explique que l’itinérance est devenue « plus visible et plus dangereuse ».
« À cause du risque de contagion dans les refuges, les itinérants préfèrent dormir dehors, dans des conditions de vie extrêmes. On risque de voir les taux de mortalité grimper, car ils ont moins facilement accès à l’aide », alerte le responsable.
En Colombie-Britannique, les dernières statistiques du Bureau du service des coroners révèlent ainsi une hausse de 75 % du nombre de décès chez les sans-abris entre 2020 et 2021, la plupart attribuables à une surdose de drogue illicite.