FRANCOPRESSE – Le PDG de l’Association des administrations portuaires canadiennes a affirmé, devant un comité sénatorial, que des francophones auraient obtenu des sommes d’argent de ses membres en échange de ne pas porter plainte au Commissariat aux langues officielles en raison de manquements à la Loi sur les langues officielles. Selon les informations recueillies par Francopresse, le PDG de l’Association a livré des informations incomplètes et contradictoires au comité sénatorial.
Inès Lombardo – Francopresse
Le 31 octobre, lors de son témoignage dans le cadre de l’étude du projet de loi C-13 par le Comité permanent des langues officielles du Sénat, Daniel-Robert Gooch, président de l’Association des administrations portuaires canadiennes (AAPC), assurait que des autorités portuaires avaient reçu des plaintes de francophones «assis dans leur salon […] derrière leur ordinateur et [qui] vont sur les sites [des ports, NDLR] pour trouver des exemples qui ne sont pas en français». Ces plaignants n’ont « aucun lien avec les autorités portuaires locales », a-t-il appuyé.
Daniel-Robert Gooch affirme aussi que ces plaignants auraient réclamé des dédommagements financiers aux ports membres de l’AAPC. En échange, ceux-ci se seraient engagés à ne pas déposer de plainte au Commissariat aux langues officielles (CLO) pour violation de leurs droits linguistiques.
En cause, des sites internet non traduits en français, un menu téléphonique ou des communications téléphoniques à la clientèle uniquement en anglais.
Flou et contradiction du PDG
« J’ai entendu des histoires où les individus n’ont même pas déposé plainte. Ils sont simplement venus nous voir en disant : “Nous avons trouvé cet exemple, donnez-nous de l’argent et on ne se plaindra pas” », a affirmé Daniel-Robert Gooch au comité sénatorial. Il a ensuite expliqué que certains de ces ports avaient payé les plaignants.
Francopresse a obtenu une copie de la lettre que Daniel-Robert Gooch a envoyée aux sénateurs à la suite du comité. Il y cite des exemples et énumère le nombre de plaintes reçues par les ports : « Bien que le nombre total de plaintes reçues ne soit pas toujours élevé – certains ports n’en reçoivent pas plus de deux par an – tandis que d’autres en reçoivent dix ou plus – le temps et les couts associés au traitement de chaque plainte peuvent être assez élevés […] », écrit le PDG de l’AAPC.
Alors qu’il confirmait à la sénatrice Lucie Moncion en comité que certains ports avaient payé des dédommagements, il assure dans cette lettre que plusieurs de ses membres ont « été contactés par un individu qui les a menacés de déposer des plaintes auprès du Commissariat, à moins qu’ils ne reçoivent un règlement financier. Nous n’avons pas connaissance de ports qui ont cédé à ce comportement ».
Dans un courriel à Francopresse, le port de Vancouver affirme : « À notre connaissance, aucune autorité portuaire canadienne n’a payé d’amende ou payé un plaignant en ce qui concerne le non-respect des exigences en matière de langue française », contredisant ainsi les propos du PDG de l’AAPC devant le Comité sénatorial du 31 octobre dernier.
Existence d’un réseau de plaignants remise en doute
Les sénateurs ont remis en question la légalité des paiements des ports aux plaignants pour éviter qu’ils déposent des plaintes au Commissariat aux langues officielles.
« Il n’y a rien qui dit que c’est illégal [de payer les plaignants], indique le juriste acadien Michel Doucet. Mais le fait qu’une institution paie des gens pour ne pas déposer des plaintes ne corrige ni l’institution ni le manquement à la Loi sur les langues officielles. Et rien n’empêcherait d’autres personnes de déposer des plaintes. »
L’avocat, qui se spécialise en droit linguistique depuis près de 40 ans, doute des propos du PDG de l’AAPC : « Je n’ai jamais entendu parler de réseau de plaignants pour déposer des plaintes en retour de rétribution monétaire », a-t-il précisé.
Claude* est un plaignant qui a reproché le manque de services en français dans deux ports membres de l’Association des administrations portuaires canadiennes. « Je n’ai jamais reçu d’indemnité avant de déposer plainte au Commissariat aux langues officielles, affirme-t-il. Après une plainte au Commissariat aux langues officielles, on a le choix d’arrêter le processus ou d’aller en Cour fédérale. Entre la plainte au Commissariat et la Cour fédérale, on a le droit de demander des indemnités aux institutions fédérales. Il y a des ententes entre les parties pour éviter d’engorger le tribunal, c’est légal. »
Le plaignant assure avoir toujours porté plainte au Commissariat, rapports du commissaire à l’appui, avant de négocier des ententes.
En contact avec d’autres plaignants, il confirme ne pas en connaitre qui se plaignent des services linguistiques des ports de l’AAPC ou qui exigent des dédommagements avant de déposer une plainte au Commissariat.
Frustration et humiliation du plaignant
Lors d’un processus de négociation après une plainte au Commissariat aux langues officielles, Claude affirme avoir reçu des menaces qui auraient pu avoir un impact négatif sur sa carrière. Il a pris peur et n’a pas donné suite à sa plainte.
Le port Alberni, en Colombie-Britannique, lui a proposé un dédommagement de 300 $. Somme que Claude a jugée insuffisante comparativement au dédommagement de 2000 $ qu’il avait réclamé au départ pour l’absence de traduction en français du site internet du port et pour un appel qui a mal tourné. « L’un des employés a ri et a raccroché la ligne parce que je parlais français. Je me suis senti humilié et très stressé », raconte-t-il.
Sa demande d’indemnité est passée à 4000 $, au fur et à mesure de ses vérifications de l’application de la Loi sur les langues officielles par le port d’Alberni. Finalement, aucune entente n’a été conclue, malgré le souhait de Claude de porter l’affaire devant la Cour fédérale. « Ce n’est pas le premier venu qui peut se le permettre, il faut du temps et des connaissances juridiques solides », souligne-t-il.
Les ports de Vancouver et d’Alberni ont accusé Claude de tenter de tirer un « modèle d’affaires lucratif » de ses plaintes. Une affirmation confirmée à Francopresse par le président de l’autorité portuaire d’Alberni, Zoran Knezevic.
Cet argument a été sévèrement jugé en Cour fédérale par le juge Sébastien Grammond en avril 2022, dans l’arrêt opposant Michel Thibodeau, un plaignant, à l’aéroport d’Edmonton : « De telles accusations sont dépourvues de fondement et sont proprement scandaleuses […]. Absolument rien n’étaye la prétention de [l’aéroport d’Edmonton] selon laquelle M. Thibodeau aurait “marchandisé” les droits linguistiques ou que le profit serait devenu sa motivation. Avancer un tel argument témoigne d’une profonde insensibilité envers la situation des minorités linguistiques et leur désir de faire respecter leurs droits. »
* Le prénom a été modifié pour des raisons de confidentialité.