La deuxième et la dernière lettre que j’ai reçue de Gabrielle-Roy, celle-là je l’espérais puisque je lui avais envoyé quelques cartes de canotage déjà publiées, en plus de la nouvelle sur la Contrée de la Poule d’Eau.
Récit recueilli par Bernard BOCQUEL
Si elle avait mal réagi, je ne l’aurais pas fait imprimer. J’avais peur de l’insulter. Un petit cul du fond des plaines face à une grande dame de la littérature : il ne faut surtout pas se prendre pour un autre. En tous les cas elle a été satisfaite, et c’est le principal.
Pour son désir de recevoir des cartes une fois imprimées de la Poule d’Eau et des alentours, c’était pas un problème. À l’époque, on les donnait pour encourager le tourisme au Manitoba. Depuis des années, il faut payer les cartes de canotage parce qu’on ajoute une carte topographique. Mais c’est juste une excuse pour faire de l’argent.
On a donc imprimé la Contrée de la Poule d’Eau en 1980, mais le projet était en germe depuis que j’avais lu La petite poule d’eau, quelque part au milieu des années 1960, puisque c’est en 1968 que j’ai fait un premier voyage exploratoire dans cette région. Comme il y aurait au Manitoba des centaines de cartes de canotage à concevoir, on est content d’être sûr d’avoir fait un autre bon choix. Si on restait sur la planète pendant mille ans, on pourrait regarder à toute l’affaire autrement. Mais Mère Nature ne fonctionne pas comme ça avec nous.
Comme illustrateur à l’emploi du ministère des Ressources naturelles, je m’organisais pour travailler pendant les étés sur plusieurs cartes de canotage à la fois. Rarement ce travail a exigé un voyage spécial. Les pilotes de brousse me laissaient savoir où et quand ils allaient dans certaines régions que je voulais explorer. Mon patron, Walter Danyluk, me laissait toute ma liberté.
La grande aventure des cartes de canotage avait commencé un peu par hasard. On sait ce que c’est : des fois pour faire sauter toute la patente, il faut un bon paquet de dynamite. D’autres fois, une étincelle provoquée par un bout de vitre brisée laissé en plein soleil suffit pour mettre le feu.
1962 avait été une année vraiment sèche et on m’avait envoyé comme une patrouille de feu. En. canot, il vaut mieux être au moins deux. J’ai fait équipe avec Émile Péloquin, un prof de Saint-Pierre, et Denis Penner, avec qui j’avais étudié les beaux-arts au Mexique
On était partis début juin de Wallace Lake, un peu au nord du futur parc provincial Nopiming, pas loin de Bissett, le pays des mines d’or.
Dans les grands bois, il y a toujours le danger de devenir bushy, d’attraper le mal du bois. Je suis chanceux : je n’ai jamais eu à y succomber. Sur la Bloodvein, entre Aikens Lake et le lac Sasaginnigak, Penner a craqué. Il est devenu bushy. À Sasaginnigak, Bob Davis était en charge de la tour à feu. On lui a confié Penner.
Avec Péloquin, qui avait accepté la tâche de tenir notre journal, on a continué en direction de Berens River, notre objectif.
Notre voyage dans un grand canot de toile de 18 pieds a duré un bon mois. Je ne m’étais jamais encore autant enfoncé dans l’aventure de la sauvagerie, dans la découverte.
Arriver ou ne pas arriver, c’était la dernière de nos inquiétudes. De toutes les façons, on n’était pas en danger. Il y avait des Autochtones partout et comme d’habitude, on était prêt à endurer les maringouins. Et puis il y a toujours du poisson dans l’eau. C’est cette fois- là que j’ai vu mes premières peintures pariétales. L’envie d’en découvrir d’autres et encore d’autres ne m’a jamais lâché.
L’hiver suivant, juste pour passer le temps libre, j’avais relu le journal de Péloquin. On était passé par des coins de grande savane, des longs bouts marécageux. Au détour d’une page, je suis tombé sur cette observation : Early in the morning, the bog, tinted with a somewhat savage odor, rises slowly as an incense to its Creator. (1)
De toutes ses observations sur notre voyage, c’est ce tout petit bout qui m’a le plus marqué. La force d’un sage dire. C’est pas beaucoup, mais c’est tellement puissant que ça peut te mener à l’universel. Péloquin m’avait laissé une étincelle qui a ouvert le chemin d’un autre inconnu.
J’ose soupçonner qu’à sa manière, Gabrielle Roy a vécu son lot d’étincelles qui ont mis le feu à son écriture. Ensuite, à ceux qui la lisent de dénicher de toutes nouvelles étincelles pour s’enflammer eux-mêmes.
Comme dit, les cartes de canotage ont été réalisées morceau par morceau. Elles ont été composées comme on met ensemble un couvre-pied, boutte par boutte. Dans les années 1960, le monde s’est mis à circuler beaucoup plus. Le gouvernement ouvrait des nouveaux parcs provinciaux.
La société des loisirs tant annoncée et tant vantée commençait à donner des dividendes. Le canotage pour le plaisir était un de ses beaux fruits. Alors patenter des cartes de canotage, c’était une manière d’inciter les gens au canotage. Enfin c’est ce qu’on espérait. On rêve, on rêve, mais j’avais aucune idée où tout ça pouvait nous mener.
Ma première carte, Kautunigan Route, avec l’extrait du journal d’Émile, est finalement sortie en 1968, à un moment où j’avais sérieusement débuté mon exploration en vue de la Contrée de la Poule d’Eau.
L’idée principale de toutes les cartes, c’était de fournir toutes les indications pratiques pour les canoteurs. Mais je voulais aussi la parsemer d’informations plus historiques pour bien montrer que les humains ont toujours été attirés par la sauvagerie, par le besoin d’exploiter des ressources naturelles, du minerai à la forêt en passant par la fourrure, le riz sauvage et toutes sortes de baies et de plantes. Tous ces petits ingrédients placés sur la carte servaient à faire un gâteau aux fruits aussi poétique et appétissant que possible.
(1) Traduction : Tôt le matin le marécage, imbibé d’une odeur un peu sauvage, se fait encens et s’élève doucement vers son Créateur.
Ma deuxième carte de canotage, publiée en 1971, a été celle de la Rivière-aux- Rats. Le député de Saint-Boniface Laurent Desjardins l’avait accrochée à un mur de son bureau de ministre de la Santé. À sa manière, elle a provoqué une étincelle en 1982 ou 1983 quand Jean Chrétien, alors ministre fédéral de l’Énergie et des Mines, avait rendu à Desjardins une visite de courtoisie. Une histoire entre vieux libéraux canayens qui se connaissaient depuis longtemps.
Le petit gars de Shawinigan a examiné la carte de la Rivière-aux-Rats. J’avais inclus la chanson Youpe! Youpe! Sur la rivière. Une des premières chansons que tous les enfants d’école apprenaient. Walter Danyluk m’a raconté que les deux compères se sont mis à turluter. La turlute, c’est très bon pour favoriser l’intuition. Pas longtemps après, le Fédéral a commencé à bâtir son réseau de rivières patrimoniales. On se disait que la carte de canotage n’a pas dû nuire à lancer cette initiative-là.
En tout pendant les années 1960 et 1970, j’ai pu organiser une douzaine de cartes de canotage. (2) Celle pour rendre hommage à Gabrielle Roy, à toutes les stimulations qu’elle nous a apportées en écrivant sur notre coin de pays, est parue juste avant le retour des néo-démocrates au pouvoir. Après 1981, pour des histoires de petite politique, je n’ai plus eu la possibilité d’en produire comme fonctionnaire. Au moins, le vœu de Gabrielle que la carte soit disponible en français s’est réalisé.
Comme ça, les petits extraits que j’avais choisis dans la version anglaise de La Petite poule d’eau ont pu être reproduits dans leur version originale.
Le but de la carte était de mettre en valeur certains éléments mentionnés par la romancière et de permettre à ses utilisateurs d’en apprendre sur la géo- graphie et sur l’histoire.
Une carte de canotage, c’est fait pour semer un peu partout des pièges à découvertes pour donner des envies de suivre des pistes. Dans ce monde-là, tout est offert, tout est suggestion.
Avec le portrait de Gabrielle, j’ai senti le besoin d’ajouter un portrait de Joseph Tyrell, qui a longtemps travaillé pour la Commission géologique du Canada. Il a accompli des recherches scientifiques remarquables. Le Canayen en moi en a profité pour inclure aussi un portrait de Pierre La Vérendrye, un des fils du célèbre explorateur, qui a laissé des traces d’un poste de traite dans la région.
Le personnage du facteur Nick Sluzick a été une solide excuse pour insérer l’emblème du Manitoba qu’on retrouvait sur des lettres du gouvernement et pour présenter trois œufs décorés à la manière ukrainienne pour honorer le temps de Pâques.
Le timbre de 10 cents avec une police montée permettait de faire la joie de ceux de mon âge qui ont grandi avec les exploits en bande dessinée de King of the Royal Mounted. Intuitivement, j’ai dû penser qu’un jour on rôderait avec ce monde de gendarmes, de trappeurs et de prospecteurs. Et c’est arrivé.
La réserve autochtone de la Poule d’Eau et la récolte traditionnelle de la racine de sénéca, pratiquée autant par les Autochtones que par mes voisins métis à la Rivière-aux-Rats, m’a permis de donner un parfum de botanique à la carte. Chez moi dans le vieux temps, les Mitchifs allaient à la sénéca en famille sur la petite montagne sablonneuse. Ils vendaient les racines à la Baie d’Hudson ou à Sidney I. Robinson à Winnipeg. La seneca root avait pris le nom de sinecroûte.
La maîtresse de la petite école du roman, Miss O’Rorke, a tellement bien animé la Petite Poule d’Eau qu’elle méritait que je dessine le Union Jack que madame Tousignant avait cousu à la main. À l’époque, il n’était pas question d’un autre drapeau. D’ailleurs quand il flottait, ça faisait business. C’était la même idée qui régnait à ma petite école de Saint-Pierre-Sud, où le drapeau impérial était hissé tous les jours.
C’est pour ces souvenirs de petite école que je n’ai pas pu m’empêcher de mettre une canne de Bee Hive Corn Syrup. Les vieilles étaient juste en anglais. La canne pouvait servir de pot de thé ou de boîte à dîner. Cette présence-là, c’était pour faire plaisir à tous les vieux du temps, celui où on cachait nos livres en français.
Peut-être que la canne a même fait plaisir à Gabrielle Roy. Elle pouvait lui rappeler son expérience de toute jeune enseignante à Cardinal.
Vraiment, quelle chance j’ai eu de pou-voir faire rêver à la fois du petit monde et une grande écrivaine.
Maintenant, plus de 40 ans après la sortie de la Contrée de la Poule d’Eau, on peut dire que cette carte de canotage témoigne de tout un monde qui a disparu. Les rêves nostalgiques sont condamnés à s’amplifier. Là, il n’y a plus de chemin de fer, plus de gare à Rorketon, plus d’élévateur à grain. Tout a été démanché.
Ma consolation, c’est que je n’ai jamais renoncé à patenter des cartes de canotage. Il y en a une en particulier que je continue de mûrir. Ses origines remontent à 1960. J’avais eu la chance d’être cuisinier pour une équipe chargée de faire le tour d’un gros lac, South Indian, avant que l’eau monte de 11 pieds. Un barrage était en construction pour amener de l’eau de la Churchill dans le fleuve Nelson.
Il y avait des rumeurs de vestiges du passage de l’explorateur et cartographe David Thompson. On a parlé au monde. On n’a rien trouvé. Des rumeurs, c’est des rumeurs. Mais ça aurait pu arriver.
Ce qui est arrivé, c’est que le vieux trappeur Owen Ashley, à force de m’observer faire des croquis, du short hand, trois ou quatre traits pour pouvoir réveiller le souvenir, m’a dit : Tu me rappelles un gars en canot qui s’est arrêté ici dans les années 1930. Un grand, maigre comme un chicot. Une espèce d’artiste. On l’a jamais revu. Most likely he drowned. The Churchill can become pretty mean. C’est sûr que la Churchill, les Autochtones ne l’appellent pas pour rien la Missinippi, la grande eau.
Plus tard, j’ai lu quelque part l’histoire d’un aventurier artiste du nom de René Richard qui avait descendu en solitaire la Churchill, depuis Cold Lake jusqu’à la Baie d’Hudson. Owen Ashley, qui était arrivé de Montréal dans le temps de la Dépression, m’est revenu en tête.
Non seulement le peinturlureux n’était pas mort, mais il s’était installé dans Charlevoix et commençait à se faire connaître comme peintre. C’est comme ça que j’ai pu en apprendre plus sur René Richard, et que je compte l’inclure dans ma carte de canotage de la Missinippi. (3)
Et je pourrais même faire une référence à La Montagne secrète de Gabrielle Roy, puisque son roman a été directement inspiré des expériences de René Richard, qui était un de ses grands amis. Il habitait à Baie-Saint-Paul, pas loin du chalet d’été de Gabrielle à Petite-Rivière-Saint-François.
Dans la vie, il n’y a rien comme fouiller. Ça permet de voir à quel point les affaires des humains sont reliées. Ceux qui ne fouillent pas, je les plains. Ils doivent s’ennuyer.
Quand je fouille dans un roman, j’avance doucement, pour être bien sûr de rien manquer d’important. Je lis à pas de tortue. Il y a des bouts de phrases que je retourne, et retourne encore. Lire, c’est comme aller en canot sur une rivière du Bouclier. On ne peut pas avancer mécaniquement, il faut rester souple, accepter le rythme du courant généré par les mots.
Il faut accepter les humeurs de Mère Nature. Je n’ai jamais oublié le naturaliste qui avait embarqué avec Klaus Vogel et moi sur la rivière Caribou. C’était au tout début des années 1970. Je travaillais sur la carte de canotage Land of Little Sticks. Je l’ai appelée comme ça parce que dans le Grand Nord, la végétation ne pousse pas en orgueil, les arbres restent petits. Tout est petit là-bas. Ça fait que tout change.
Cet hiver-là il n’y avait pas eu de neige pour la peine, et la fonte du printemps n’avait pas apporté beaucoup d’eau. La rivière Caribou était presque à sec. Notre naturaliste s’était programmé pour faire 20 milles par jour. La première journée on a fait 5 milles, et 3 milles le jour suivant. Dans sa tête le deuxième soir, il lui manquait 32 milles. Il est vite devenu bushy.
On ne savait plus quoi faire. Il était tellement épeuré qu’il voulait faire de la boucane dans notre Grumman de 21 pieds au passage des gros avions qui laissent une grosse queue blanche. On était vraiment pris dans le coin. Au moins on lui avait confisqué sa carabine. Notre salut est venu d’un hélicoptère qui ravitaillait toute une équipe de scientifiques qui analysait l’eau de la rivière dans la région.
C’est sûr que chez les humains, comme chez les animaux, il y a toutes sortes de tempéraments. Quand on vient au monde, on n’a pas la chance d’aller au magasin général pour se choisir sur une étagère le caractère qui nous plairait.
Mais au moins quand on part en canot ou qu’on plonge dans un bon livre à la recherche d’étincelles, c’est toujours bon de garder à l’esprit qu’on est à la merci de Mère Nature.
(2) Les cartes de canotage produites par Réal Bérard pendant son temps au gouvernement sont : Kautunigan Canoe Route, Rat River/Rivière-aux-Rats, Whitemouth River Canoe Route, Sasaginnigak Canoe Country, Winnipeg River Routes, Land of Little Sticks Routes, Middle Track and Hayes River Route, Mistik Creek Canoe Route, Little Grand Rapids Canoe Routes, Grass River Canoe Route, The Oiseau- Manigotagan Waterways, The Water Hen Country/Contrée de la Poule d’eau. À son compte il a publié en 2009 Le Portage de la Savane.
(3) René Richard, né en 1895 à la Chaux-de-Fonds en Suisse, immigré à Cold Lake avec son père en 1909, décédé à Baie- Saint-Paul en 1982. Il a certes peint dans Charlevoix, mais son âme d’artiste le poussait surtout à peindre ses souvenirs du Nord.
LETTRE DE GABRIELLE ROY
Petite-Rivière-Saint-François Le 8 juillet 1980
Je suis charmée par vos belles cartes du Manitoba et particulièrement par celle où je figure dans la région de nos beaux et immenses lacs. Bien entendu je vous donne mon accord pour l’imprimer.
Si vous voulez avoir la bonté de m’en faire parvenir un certain nombre du trajet Sainte-Rose-du-Lac Winnipeg, je vous en serai bien reconnaissante, car j’en ferai des cadeaux sûrement très appréciés à des amis.
Par la même occasion m’enverriez-vous, si vous en avez encore, cinquante ou même cent de vos belles cartes, surtout de celles qui ont pour inspiration la Petite-Poule-d’eau, Toutes-Aides et la Cathédrale de Saint-Boniface. Ayez la bonté d’inclure votre facture.
Avec mes félicitations et mon admiration pour votre très grand talent.
Gabrielle Roy.
P.S. Ne ferez-vous pas quelques cartes du trajet qui me concerne en français? Il me semble que ce serait une bonne idée. De nouveau, merci.