Après un processus identitaire, judiciaire aussi, il donne sa version à lui de ce qu’est le deuil. C’est aussi un message pour celles et ceux qui ont perdu un frère ou une soeur.
C’était le 25 janvier 2014. Le petit frère de Derrek Bentley, Josh, alors âgé de 18 ans, se rendait à un social dans le quartier Osborne. Vers 23 h, au niveau du pont, Josh et un de ses amis se font poignarder. « Ses amis ont essayé de l’aider, mais il a été poignardé proche du coeur, ils n’ont rien pu faire. » Josh décède dans la nuit.
C’est à son réveil que Derrek Bentley découvre les dizaines de messages et appels manqués sur son téléphone. Il y a quelque chose de sérieux. « Mon frère avait des difficultés à cette époque. Il utilisait des drogues, il y a eu des moments difficiles dans la famille… Mais à aucun moment je ne m’attendais à ça. Pas du tout.
« À ce moment-là, je n’ai pas vraiment de sentiments. Je suis en mode automatique, avec l’adrénaline, j’imagine. J’arrive chez moi et ma mère me dit : Ton frère est mort hier soir. La police s’en vient pour nous parler. En voyant toute ma famille pleurer, je me dis que je dois être fort, quelqu’un doit être capable de répondre aux questions. Mais je ne comprenais pas tout ce qui arrivait.
« À ce moment-là, je n’ai pas vraiment de sentiments. Je suis en mode automatique, avec l’adrénaline, j’imagine. J’arrive chez moi et ma mère me dit : Ton frère est mort hier soir. La police s’en vient pour nous parler. »
Derrek Bentley
« Surtout parce qu’il a été poignardé. Ce n’est pas comme s’il avait fait une overdose ou quelque chose de stupide. Ce n’était tellement pas logique. Tu te demandes juste : Pourquoi?! »
Dès le lendemain, une personne est arrêtée pour le meurtre de son frère. Et un processus juridique commence déjà, indirectement. « Tu ne penses pas à tout ça, mais tu dois aller identifier le corps, qui est un cas actif, c’est-à-dire qu’on ne peut pas l’approcher vraiment, parce que c’est une enquête en cours. C’était juste tellement… Étrange. »
Le temps ne fait pas tout
C’est au total presque cinq années qui se sont écoulées avant un véritable procès. « La personne accusée a reçu une peine de prison à perpétuité, mais est éligible pour une liberté conditionnelle après 12 ou 14 ans. Je pensais que ça allait être 25 ans. En fait, c’est que après 25 ans, t’es garanti d’être éligible pour la liberté conditionnelle. Ça s’en vient dans quelques années, mais pour l’instant, je n’y pense pas trop. »
Comment fait-on pour faire le deuil de son frère? Comment fait-on pour avancer quand on est « l’enfant qui reste »? Pour Derrek Bentley, chaque histoire de perte, de rési-lience et de deuil, est unique. « C’est toujours là. Les gens disent : Avec du temps, ça va disparaître. Je ne pense pas. Mais avec le temps, on apprend des stratégies pour mieux gérer ça à tous les jours.
« La première année, j’étais vraiment fâché. Je ne le réalisais pas. Mais je n’étais juste pas gentil avec mes proches. Les gens comprenaient avec ce que j’avais vécu, mais ce n’est pas toujours excusable. Je n’arrivais pas à réguler mes émotions. Je restais très occupé pour ne pas penser. »
Une thèse pour guérir
Finalement, Derrek Bentley se tourne vers des services offerts par la province, via le programme d’aide aux victimes d’actes criminels. Néanmoins, ceux-ci sont peu concluants. C’est alors par lui-même qu’il tente de trouver des stratégies, de « dealer avec tout ça ». Étonnamment, c’est dans le cadre de sa maîtrise à l’Université du Manitoba, en Peace and Conflict Studies, qu’il trouve des éléments de réponses. Notamment avec l’écriture de sa thèse.
« Quand on fait de la recherche universitaire sur le sujet du deuil, on remarque qu’il y a beaucoup de ressources au sujet des parents qui perdent des enfants, mais très peu au sujet des frères et soeurs. C’est ça l’instinct pour tout le monde, même pour moi. On met l’emphase sur les parents. Mais il y a de grandes chances qu’il y ait un frère ou une soeur qui traverse ça aussi. Mais on n’en parle peu. Et à cause de ça, tu te sens un peu oublié. »
Face à ce constat, Derrek Bentley décide de faire sa propre recherche universitaire sur le sujet, sous forme d’auto-ethnographie. « C’est une méthode de recherche inclusive, axée sur le vécu singulier de l’individu. C’est un peu comme une auto-biographie, mais avec une analyse du contexte social. »
Il met alors tout sur papier : le contexte des gangs à Winnipeg, des meurtres au Canada, des familles qui ont perdu un proche, et son histoire. « Ça m’a beaucoup aidé. C’était une façon de redonner aussi. Parce qu’on peut changer les choses seulement quand on en parle. »
Car l’espoir de Derrek Bentley est de briser le tabou autour du décès d’un frère ou d’une soeur. Et surtout qu’il y ait davantage de ressources. C’est pour ça qu’il parle aujourd’hui. Pour faire passer un message à celles et ceux qui ont perdu un frère ou une soeur.
« C’est un peu cliché, mais tu n’es pas seul.e. Je me suis senti tellement seul là-dedans, même s’il y avait des gens qui m’entouraient. Il n’y avait personne qui comprenait vraiment. Il y a des gens qui ont vécu ce que tu traverses et qui ont des belles vies quand même. »
La vie d’après
« J’ai été chanceux d’avoir la francophonie comme communauté. Même si c’était difficile, j’avais le sentiment d’avoir une place dans le monde, dans la société. »
Derrek Bentley
Aujourd’hui, c’est parfois difficile pour les anniversaires, Noël, ou les moments mar-quants où son frère, Josh, n’est pas là. Mais Derrek Bentley est heureux. Ce qui n’a pas toujours été facile à dire.
« Ça a pris du temps de ne pas me sentir coupable d’aller à un party d’Halloween et ne pas me dire : Qu’est-ce que les gens vont penser s’ils savent que mon frère est mort et que je m’amuse? Il y avait le sentiment que je n’avais pas le droit de vivre ces choses-là, que ma vie était trop horrible. Que c’était comme un manque de service à ma famille si je retournais à la vie normale. »
Mais la vie normale, après la perte de son frère, c’est quoi? « Ben ça n’est plus la vie normale. Avec le traumatisme, il y a un avant et un après. T’essaie tellement fort de retourner à qui t’étais, mais c’est impossible. Il y a le Derrek d’avant et le Derrek d’après. »
Derrek Bentley parle notam-ment du sibling attachment. « Quand on grandit avec un frère ou une soeur, notre cerveau intègre que c’est quelqu’un qui va être là pour toute la vie. On sait que nos parents vont mourir un jour, mais le frère ou la soeur sera toujours là. Comment je me définis maintenant sans cette personne? Il faut refigurer qui on est. »
« On parle beaucoup des émotions dans le deuil, mais il y a vraiment une question identitaire aussi. Qui suis-je maintenant? Quand les gens me demandent si j’ai des frères ou soeurs, qu’est-ce que je réponds? Ta relation avec tes parents change aussi forcément. C’est complexe. »
Dans ce cheminement identitaire, Derrek Bentley a trouvé réponses et réconfort auprès de la francophonie. « J’ai été chanceux d’avoir la francophonie comme commu-nauté. Je pouvais aller à tel évènement et sentir que je faisais vraiment partie de ça. Même si c’était difficile. Ça me donnait le sentiment d’avoir une place dans le monde, dans la communauté, dans la société. »
De la compassion, malgré tout
Derrek Bentley a également puisé dans ses valeurs sociales pour surmonter le procès du meurtre de son frère. « Je suis engagé pour les personnes sans-abri, depuis longtemps. Et j’ai toujours pensé que pour elles, ce n’était pas un choix. Des circonstances les amènent à ce point où c’est la seule option qui reste. À un moment, si je crois vraiment ça, je dois un peu apporter la même logique pour la personne qui a fait ça à mon frère.
« Les gens ne se lèvent pas le matin en se disant : Aujourd’hui, je vais tuer quelqu’un, je vais ruiner des vies. Je ne pense pas que les gens soient violents par nature. Il y a probablement des choses qui sont arrivées dans la vie de celui qui a tué mon frère, qui l’ont poussé à faire ça. Pour des raisons avec lesquelles je ne serai jamais d’accord. Mais pour lui, il n’y avait pas d’option.
« En essayant de figurer qui je suis maintenant, j’ai une décision à prendre. Je ne peux pas la moitié du temps avoir tellement de compassion pour les gens dans la misère et puis ensuite tourner de bord et accabler le monde. Soit je crois que les gens ne choisissent pas une situation difficile, soit je n’y crois pas. Mais je n’ai pas trouvé assez de raisons de ne pas y croire.
« Une fois que j’ai fait ce pont-là, ça m’a aidé à surmonter le tout. C’était une façon de me l’expliquer. Ça m’a donné la lumière dont j’avais besoin. Le problème, c’est que la compassion, ça ne marche pas pour tout le monde. Même pour ma mère, par exemple. C’est impensable de dire que ce n’est pas de la faute de ce gars. »
L’espoir d’un système juridique meilleur
Pour Derrek Bentley, la com-passion, l’empathie, c’est comme un phare dans la nuit. Il est profondément convaincu que les gens peuvent changer, avec l’aide et le soutien nécessaires. C’est pourquoi il croit fort en la justice réparatrice. Sans avoir trop d’espoir non plus, malheureusement.
« Une partie de moi veut savoir que le système a fait ce qu’il devrait faire pour appuyer la personne qui a tué mon frère. Mais j’ai peu de confiance. Quand ils quittent la prison, ils retournent souvent à ce qu’ils connaissaient avant. J’ai des doutes que le système offre les services nécessaires pour prévenir ça. Je pense que c’est un immense problème.
« J’aurais aimé pouvoir m’assoir avec cette personne, comprendre et demander ce qu’on peut faire pour éviter qu’elle ne recommence. Ça aurait été plus difficile, mais ça m’aurait donné tellement plus que juste savoir qu’il est en prison pour 14 ans. Ça ne me donne absolument rien, ça. »