Autrefois marginal, le mouvement drag se démocratise. Les dragqueens ont de plus en plus de succès dans certaines régions autrefois trop conservatrices pour leur accorder une place. Ce renouveau artistique se manifeste en Ontario, mais aussi dans les Maritimes. Ces artistes, qui fêtent la liberté et la tolérance, contribuent aussi au combat pour les droits de la communauté 2SLGBTQIA+.

Marine Ernoult

« L’art drag prend de plus en plus de place dans la culture populaire, même loin des grandes villes », assure Cory Gaudette, dragqueen installée à Sudbury dans le nord de l’Ontario. Le Franco-Ontarien de 27 ans, employé dans une librairie, a créé son personnage Emma Daniels il y a quatre ans.

« Quand mon chum m’a fait découvrir l’émission de téléréalité RuPauls Drag Race, je suis devenu fan. Je viens d’une famille traditionnelle avec trois frères très masculins. Le drag me permet d’exprimer ma féminité », raconte le passionné.

Cory Gaudette se définit comme une « vintage poetry queen », dotée d’un style vestimentaire de femme au foyer des années 1950. Ses inspirations? Les grandes figures féminines telles que Sylvia Plath, Virginia Woolf ou encore Lana del Rey.

« En drag, je me sens puissante, plus sure de moi, je m’aime et j’accepte ce que je suis à l’intérieur et à l’extérieur. Je fais rêver, je m’amuse et j’amuse les gens », confie Cory Gaudette, alias Emma Daniels.

S’affranchir des normes de genre 

À ses débuts, il officiait comme maitresse de cérémonie à des évènements de poésie dans la région de Sudbury : « Il n’y avait pas suffisamment d’espaces pour faire des spectacles, alors j’ai apporté l’art du drag hors de la communauté 2SLGBTQIA+. »

Mais il constate qu’aujourd’hui le phénomène prend de l’ampleur. La scène artistique est vivante et les spectacles se multiplient. « Notre image s’améliore, les regards changent dans les communautés plus petites. Une éducation est en train de se faire », s’enthousiasme Cory Gaudette.

« C’est un univers en pleine expansion qui n’est plus limité au monde de la nuit. On a une plus grande visibilité », renchérit Rebekah Gwynn, artiste drag non binaire de 23 ans qui habite à Sault Ste-Marie, dans le Nord de l’Ontario.

L’art du drag, qu’iel aussi a découvert il y a six ans avec l’émission américaine RuPauls Drag Race, lui permet d’exprimer la complexité de son genre fluide, de se réconcilier avec son corps.

Son alter ego, Fortune Favours, est à son image, « parfois plus féminin, parfois plus masculin », selon ses « émotions » et ses « interactions sensibles » avec le monde qui l’entoure. « La société veut me conditionner à me comporter d’une certaine manière, car je suis né·e avec des attributs féminins. Sur scène, je peux m’affranchir de ces normes de genre […] J’ai besoin de ça pour me sentir libre et retrouver confiance en moi », confie l’artiste qui poursuit également un baccalauréat en sciences à l’Université Algoma de Sault Ste-Marie

« En drag, je me sens puissante, plus sure de moi, je m’aime et j’accepte ce que je suis à l’intérieur et à l’extérieur. Je fais rêver, je m’amuse et j’amuse les gens »

Cory Gaudette, alias Emma Daniels

« Mode de vie valorisé et désirable » 

La sociologue Diane Pacom confirme une « normalisation » et une « acceptation sociale grandissante » de la scène du drag : « Il ne faut pas généraliser, ça dépend encore des milieux. On peut néanmoins dire que la société est plus ouverte. » 

Professeure émérite à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa, elle observe que l’art du drag, à l’origine « marginal », a une visibilité accrue. « Les dragqueens ont un mode de vie beaucoup plus valorisé et désirable », est d’avis la spécialiste.

À Sudbury, la demande explose : soirées, mariages, anniversaires, fêtes de Noël d’entreprise, brunchs, galas de bienfaisance, « chaque weekend, on est appelés pour animer quelque chose », rapporte Cory Gaudette. La demande est passée d’un ou deux évènements par an à près de quatre par mois. Et tous affichent complet.

Ce succès a poussé le Franco-Ontarien à cofonder le collectif Hauz Noir, qui réunit les reines de Sudbury. Elles étaient trois il y a encore peu de temps, mais elles sont désormais neuf. « Ça attire de plus en plus de monde. Des jeunes et des vieux de tous les milieux viennent nous voir pour essayer », se réjouit Cory Gaudette.

Rebekah Gwynn a également initié la création d’un collectif de reines à Sault Ste-Marie, The Haus of Gore, qui rassemble une douzaine de dragqueens, dragkings et drags non binaires.

« L’engouement est là. C’est presque contagieux de voir des drags si bien habillé·e·s, avoir tant de fun, qui répandent tant d’amour. C’est dur de ne pas se sentir inspiré·e·s », sourit Rebekah Gwynn.

« Besoin de se divertir et de s’évader »

La scène du drag du nord de l’Ontario n’est pas la seule à se distinguer par son effervescence. Dans les Maritimes, les dragqueens de l’Île-du-Prince-Édouard sont aussi très prisées. Charlottetown, la capitale provinciale, en compte officiellement treize. Parmi elles se trouve Brady Cudmore. Après douze ans à New York, le trentenaire est revenu dans sa province d’origine en octobre 2020.

Auteur-compositeur, également comédien, il chante, joue de la guitare et danse. « Je suis juste moi-même avec 20 centimètres de talons », plaisante celui qui est fasciné par « l’esprit théâtral » de la dragqueen américaine Alexis Michelle.

À la faveur de la pandémie, l’insulaire note un « renouveau culturel » grâce au retour de nombreux artistes. Mais lui-même se dit « surpris par le dynamisme de la communauté drag » : « N’importe où dans la province, il y a au moins un spectacle chaque mois. L’ile est beaucoup moins traditionnelle qu’à mon départ en 2008. »

Brady Cudmore va jusqu’à comparer Charlottetown à Williamsburg, un quartier new-yorkais branché qui regorge de music-halls, de bars et de discothèques. « La ville est en pleine transformation, il n’y a pas encore assez de lieux pour se produire, mais d’ici quelques années, ça va exploser. Les gens ont besoin de se divertir et de s’évader », avance-t-il.

« On est un étendard pour l’égalité des droits, pour être qui on veut par rapport au genre, loin des codes de la société hétéronormée. »

Brady Cumore

Ignorance et incompréhension 

L’art du drag ne se contente pas d’être un divertissement, il contribue aussi à sensibiliser la population à la défense des droits de la communauté 2SLGBTQIA+, à la lutte contre l’homophobie et la transphobie.

« Nous représentons les valeurs de la communauté 2SLGBTQIA+ : être soi-même et en être fier », insiste le Franco-Ontarien Cory Gaudette. Le Prince-Édouardien Brady Cumore abonde dans le même sens : « On est un étendard pour l’égalité des droits, pour être qui on veut par rapport au genre, loin des codes de la société hétéronormée. »

Les avancées sont là, indéniables, mais les artistes drags savent bien qu’il reste encore du chemin à parcourir.

En janvier 2023, Rebekah Gwynn a animé une heure du conte à la bibliothèque municipale de Sault Ste-Marie. Mécontents, des manifestants se sont réunis à l’extérieur pour protester contre la tenue de l’évènement.

« Certaines personnes peuvent être méchantes, encore plus sur les réseaux sociaux, reconnait l’artiste drag non binaire qui s’investit au sein de son université et du syndicat étudiant dans les questions d’inclusion et de genre. C’est souvent de l’ignorance et de l’incompréhension, à cause de vieux schémas patriarcaux. »

Brady Cudmore, lui, ne compte pas repartir de l’Île-du-Prince-Édouard : « Il y aura toujours des personnes contre, mais nos soutiens sont désormais plus forts que nos détracteurs. L’art drag est en train de se métamorphoser dans plein de places au pays. »

  • dragqueens: (Photo : Rochelle Brown, Unsplash)