Ce jour-là, la presse française avait publié une dépêche d’agence qui allait changer le cours de l’histoire. Elle décrivait la rencontre intervenue quelques jours plus tôt à Bad Ems, en Allemagne, entre le roi de Prusse Guillaume 1er et l’ambassadeur de France, dans un contexte de très forte tension franco-prussienne.
La dépêche précisait que le roi de Prusse avait refusé de participer à une rencontre de suivi avec l’ambassadeur et avait chargé un « adjudant » de service – c’est-à-dire un simple sous-officier – d’en informer le diplomate. Ce geste, jugé offensant, déclencha une vague de protestations populaires en France, conduisant le gouvernement français à déclarer la guerre à la Prusse dès le 19 juillet 1870.
Or, il s’avère que l’incident diplomatique avait été causé par une erreur de traduction. En effet, le mot allemand « Adjutant » qui figurait dans la dépêche originale avait été mal traduit en français et rendu par le faux ami « adjudant », alors qu’il désignait en réalité l’« aide de camp » du roi, c’est-à-dire un officier supérieur parfaitement digne de transmettre un message royal à un ambassadeur étranger.
Voilà comment une banale confusion linguistique a contribué au déclenchement d’un conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts et semé les germes des Première et Seconde Guerres mondiales. Certes, l’erreur est humaine. Mais aurait- on pu l’éviter si les puissants outils de traduction automatique dont nous disposons aujourd’hui avaient existé il y a 153 ans?
J’ai fait le test en demandant à l’un des plus efficaces de ces outils, Deepl, de traduire la phrase allemande à l’origine du quiproquo : Seine Majestät der König hat es darauf abgelehnt, den französischen Botschafter nochmals zu empfangen, und dem selben durch den Adjutanten vom Dienst sagen lassen, daß Seine Majestät dem Botschafter nichts weiter mitzutheilen habe.
Traduction de Deepl : Sa Majesté le Roi a refusé de recevoir à nouveau l’ambassadeur de France, et lui a fait dire par l’aide de camp de service que Sa Majesté n’avait rien d’autre à lui communiquer. Première constatation, troublante : la traduction est rédigée dans un excellent français qui ne nécessite aucune correction. Deuxième constatation (non moins troublante) : la machine n’a pas fait l’erreur de traduction commise en 1870.
Cet exemple illustre les progrès spectaculaires de la traduction automatique depuis quelques années. Il n’y a pas si longtemps, les maladroits logiciels de traduction pouvaient encore traduire le mot anglais « date » – indiquant une date sur un formulaire – par un inattendu « rendez-vous amoureux »! (exemple vécu). Aujourd’hui, les meilleurs d’entre eux rivalisent en qua- lité avec des traducteurs humains débutants ou peu compétents.
Ces prouesses découlent directement de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire de la capacité actuelle des ordinateurs à collecter et à traiter rapidement et efficacement des masses considérables de données, à fournir les résultats attendus grâce aux algorithmes, et même à s’améliorer de façon autonome (apprentissage profond).
Malgré tout, dans l’industrie de la traduction, les moteurs de traduction automatique restent cantonnés au rôle de simples assistants des humains, à juste titre : le style des traductions qu’ils produisent oscille entre le médiocre et le banal; et bien qu’ils commettent relativement peu d’erreurs de sens, celles qu’ils font sont tellement énormes que même le plus incompétent des traducteurs humains saurait les éviter!
Le Dr Arle Richard Lommel, spécialiste allemand en intelligence artificielle et traducteur indépendant, déclarait en 2015 : « La traduction automatique ne remplacera que les personnes qui traduisent comme des machines ». Sa prédiction reste valable en 2023.