Marine Ernoult
Avec le programme 2 milliards d’arbres, le gouvernement fédéral s’est engagé à planter plusieurs millions d’arbres sur dix ans et prévoit d’investir plus de 3 milliards de dollars afin d’augmenter la surface forestière à travers le pays, aussi bien en ville qu’à la campagne, sur des terres publiques ou privées.
Municipalités, provinces et territoires, mais aussi entreprises et Premières Nations reçoivent des financements pour repeupler les forêts.
« Ce chiffre de deux-milliards n’est pas basé sur un calcul scientifique précis, il se voulait surtout impressionnant », prévient d’emblée Christian Messier, professeur en aménagement forestier et biodiversité à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université du Québec en Outaouais.
« C’est un gros chiffre rond, fixé un peu arbitrairement, renchérit Gregory Paradis, professeur adjoint en aménagement forestier à l’Université de la Colombie-Britannique. Ça correspond à un accroissement de moins de 1 % de la superficie totale des forêts existantes. »
Les forêts couvrent 35 % de la surface du Canada, soit 3 470 690 km2. C’est plus que la superficie de l’Alberta, de l’Ontario et du Québec réunis.
« Objectifs irréalistes »
Aux yeux des scientifiques interrogés, la clé du succès consiste à planter les bons arbres aux bons endroits et au bon moment.
« Il s’agit de gérer des écosystèmes, d’imaginer les forêts du futur constituées de milliards d’échanges de matière et d’énergie entre la faune, la flore et le sol. C’est une dynamique très complexe », précise Gregory Paradis.
Les chercheurs rejettent sans exception les peuplements monospécifiques et militent pour le mélange d’espèces, locales si possible.
« Quand on a une diversité d’espèces, on a des forêts qui fonctionnent mieux et qui sont beaucoup plus résilientes et résistantes aux maladies et au changement climatique », affirme Maria Strack, professeure au département de géographie et de gestion de l’environnement de l’Université de Waterloo et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les écosystèmes et le climat.
Deux ans après son lancement, le programme fédéral accuse déjà des retards de plantation. Si l’objectif de mettre 30 millions d’arbres en terre a presque été atteint en 2021, grâce au financement de 72 projets, la cible a été de loin manquée l’année suivante. Sur 60 millions d’arbres prévus, seuls 16,5 millions ont été plantés (le nombre définitif d’arbres plantés à l’été 2022 n’est pas connu).
« Il est peu probable que les objectifs du programme soient atteints, à moins que des changements importants soient apportés », conclut un rapport du commissaire à l’environnement et au développement durable, Jerry V. DeMarco, publié en avril 2023.
« Les objectifs fixés sont irréalistes », assure Christian Messier.
Manque de partenariats
Une série de failles dans la conception et la mise en œuvre du programme expliquent la situation. Le rapport du commissaire à l’environnement pointe notamment le manque de partenariats noués avec les porteurs de projets, ainsi que l’absence d’un mécanisme de surveillance pour évaluer la santé et la survie des arbres mis en terre.
En outre, Jerry V. DeMarco constate que Ressources naturelles Canada n’a « toujours pas signé d’accords de projet à long terme avec les provinces et les territoires ». Ottawa s’attendait pourtant à ce que 67,5 % de tous les fonds du programme soient utilisés par ces derniers, pour planter 1,34 milliard d’arbres, détaille-t-il dans son rapport.
« On se perd dans beaucoup de discussions inutiles pour essayer de satisfaire tout le monde autour de la table et pendant ce temps-là, on ne plante pas », regrette Christian Messier, qui a été pendant un an membre du Comité consultatif pour les solutions climatiques fondées sur la nature qui conseille les ministères sur le programme.
Le 5 juillet dernier, Ottawa a fini par signer un accord de neuf ans avec le Manitoba en vue de planter jusqu’à un million d’arbres supplémentaires par an, notamment sur des terres forestières ravagées par des feux.
Pénurie d’arbres à l’horizon
L’absence d’entente avec les pépinières inquiète également les spécialistes. « Les pépinières n’ont pas la capacité de produire autant d’arbres du jour au lendemain. Il risque de ne pas y avoir assez de semis », alerte Christian Messier.
Gregory Paradis explique que les pépinières ont besoin d’en moyenne deux ans de préparation avant de pouvoir planter des semences, et d’un à huit ans de plus avant que les semis ne soient prêts à être plantés en forêt.
« Ça représente un défi logistique et demande de gros investissements. Les producteurs ont besoin de garanties sur l’achat de leurs semis », poursuit l’ingénieur forestier.
Ces fausses notes sont d’autant plus préoccupantes que le gouvernement fédéral compte sur le programme pour réduire de 40 à 45 % les émissions de gaz à effet de serre au Canada.
Car les forêts constituent ce qu’on appelle des puits de carbone. Autrement dit, les arbres captent le CO2 émis dans l’atmosphère par les activités humaines, conservent le carbone et rejettent l’oxygène. Les spécimens en pleine croissance sont particulièrement efficaces pour séquestrer rapidement ce carbone.
Arbres en ville
En milieu urbain, les arbres sont des alliés de taille. Ils rafraichissent l’air des villes et luttent contre les ilots de chaleur tout en réduisant la pollution. Ils diminuent également l’imperméabilité des sols et préviennent le risque d’inondation.
« Là où vous plantez un arbre, vous êtes obligé de remplacer le béton par de la terre, où l’eau va pouvoir entrer et favoriser la biodiversité », observe Christian Messier, professeur en aménagement forestier et biodiversité à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université du Québec en Outaouais.
Maria Strack appelle de son côté à ne pas négliger le potentiel des forêts anciennes : « On doit aussi les protéger. Elles stockent beaucoup de carbone accumulé dans le passé et certaines en absorbent encore beaucoup dans le sol et dans les arbres. »
Puits de carbone à sec
Quel que soit leur âge, les forêts canadiennes sont des puits de carbone en péril. Depuis dix ans, elles sont devenues émettrices de carbone à cause de la multiplication des sècheresses, des incendies et des attaques de ravageurs, rapporte Christian Messier.
Par ailleurs, toujours selon le professeur, le bilan carbone de ce projet gouvernemental ne sera pas positif à court terme. Les travaux de plantation vont émettre plus de CO2 dans l’atmosphère que les arbres ne vont en absorber.
« Mais dans 50 ans, le bilan sera très positif, c’est pourquoi il faut pérenniser le dispositif. Le plus important est de laisser les arbres en terre et de ne pas les couper pour une exploitation commerciale », insiste-t-il.
Si les bénéfices du programme sont indéniables, les plantations ne suffiront pas à elles seules à régler la crise climatique. « C’est un outil parmi d’autres pour fixer le carbone. Ça doit aller de pair avec une réduction rapide de la production et de l’utilisation des combustibles fossiles », résume Maria Strack.