Il faut reconnaître que chaque communauté autochtone est unique, et donc chaque histoire de la Création l’est tout autant. Les versions varient. Mais l’essence reste la même. Les Autochtones appellent l’Amérique du Nord, l’Île de la Tortue. Voici l’un des récits sur la Création de l’Île de la Tortue :
« Le Créateur a placé les Anishinaabe sur la Terre. Au fil du temps, les premiers habitants ont commencé à se battre les uns contre les autres. Le Créateur décida de purifier la Terre et envoya une grande inondation. Seuls un filou, Nanabozo, ou Nanabush suivant les récits, et quelques animaux sont restés. Nanabush demanda aux animaux de recueillir de la terre à de grandes profondeurs sous l’eau pour recréer le monde », est-il expliqué dans l’Encyclopédie canadienne.
Plusieurs écrivains se sont également intéressés à ce mythe, dont Basil Johnston, auteur anishinabe originaire de la Première Nation de Wasauksing, dans son livre Ojibway Heritage (1976). Il écrit [ndlr : traduction libre] : « Avec joie, tous les animaux essayèrent de servir la femme esprit. Le castor fut le premier à plonger dans les profondeurs. Il remonta bientôt à la surface, essoufflé et sans le précieux sol. Le pêcheur essaya, mais lui aussi échoua. La martre descendit et revint les mains vides, déclarant que l’eau était trop profonde. Le huard essaya. Bien qu’il soit resté longtemps hors de vue, il ressort lui aussi, essoufflé. Il dit qu’il faisait trop sombre. Tous essayèrent de répondre à la demande des femmes spirituelles. Tous échouèrent. Tous eurent honte.
« Finalement, le plus petit des animaux aquatiques, le rat musqué, se porta volontaire pour plonger. À cette annonce, les autres créatures aquatiques rirent de mépris, car elles doutaient de la force et de l’endurance de cette petite créature. N’avaient-ils pas été incapables, eux qui étaient forts et habiles, de saisir la terre du fond de la mer? Comment lui, le rat musqué, le plus humble d’entre eux, pouvait-il réussir alors qu’eux n’y parvenaient pas?
« Néanmoins, le petit rat musqué se porta volontaire pour plonger. Sans se décourager, il disparut dans les vagues. Les spectateurs sourirent. Ils attendaient que le rat musqué ressorte aussi bredouille qu’eux. Le temps passa. Les sourires se transformèrent en froncements de sourcils inquiets. Le petit espoir que chacun avait nourri pour le succès du rat musqué se transforma en désespoir. Lorsque les créatures qui attendaient eurent abandonné tout espoir, le rat musqué remonta à la surface, plus mort que vivant, mais il tenait dans ses pattes un petit morceau de terre. »
Une relation particulière
C’est donc ce mythe qui a fondé plusieurs croyances chez les Autochtones et qui a forgé cette relation à l’eau, comme l’explique Niigaan Sinclair, professeur de langues autochtones à l’Université du Manitoba. « Notre histoire de Création parle de notre relation avec l’eau, autant si pas plus, que notre relation avec la terre. L’eau est l’origine de la vie. »
Un point que souligne également Carol McBride, présidente de l’Association canadienne des femmes autochtones. Originaire de la Première Nation anishinabe de Timiskaming, elle explique : « L’eau est le point de départ de la Création. Regardez les femmes qui portent leurs bébés, ils sont entourés d’eau dans le corps des femmes. C’est pourquoi le mythe de la Création repose sur l’eau et les femmes. »
C’est aussi ce qu’a pu observer Bernadette Rigal- Cellard, professeure émérite en Études nord-américaines et Sciences des religions et sociétés à l’Université Bordeaux Montaigne.
« Le mythe veut qu’on sorte tous de l’eau, de l’eau dans l’utérus de nos mères, et les animaux de l’eau des lacs. Il faut remarquer que beaucoup de Premières Nations au Canada sont entourées d’eau, donc l’eau est forcément première dans leur vie. Ce qui n’est pas forcément le cas dans les mythes des Autochtones des États-Unis comme les Pueblos. » Une observation que confirme Carol McBride. « Nous sommes entourés d’eau partout autour de nous. Nous l’avons toujours été. »
Un risque de perte
Pourtant, avec l’arrivée des colons sur l’Île de la Tortue, ce mythe de Création s’est certainement perdu à force de tentatives d’assimilation, comme l’explique Bernadette Rigal-Cellard. « Durant les premiers temps de la colonisation, évidemment les missionnaires ont essayé de démolir tous les mythes des Autochtones. Parce qu’ils voulaient implanter le mythe biblique, qui est un mythe aussi. Mais c’est le mythe du colonisateur. »
Carol McBride insiste sur la perte que la colonisation a provoquée. « À cause de la colonisation, nous avons définitivement perdu une partie de nos croyances et de nos traditions.
« Nous n’étions plus traités comme des leaders ou comme des décideurs, nous n’étions même plus des êtres humains. Nous n’avions plus le droit de pratiquer nos rites pour protéger nos terres, dont l’eau. Nous ne pouvions plus enseigner les savoirs traditionnels. »
Pour Bernadette Rigal- Cellard, cette perte a pu être compensée grâce à des auteurs et autrices, comme Basil Johnston, dans une période de renaissance culturelle autochtone au Canada.
« Ces mythes ne se sont pas totalement perdus. De plus, le renouveau de la littérature dans les années 1960 a permis de cristalliser certains mythes de certaines Premières Nations. Ce qui est évidemment le contraire de la tradition orale. Mais qui semblait une étape importante pour les Autochtones du Canada. Les mythes ne sont donc pas complètement perdus. Mais ils sont dans une version un peu édulcorée. C’est la même chose dans toutes les cultures, l’évolution fait que nos mythes ne sont plus les mêmes qu’à une autre époque. Dans leur cas, il est certain que la colonisation a pu accélérer le processus d’éradication des mythes. »
Carol McBride soutient d’ailleurs que plusieurs initiatives au pays prennent place pour tenter de se réapproprier ces mythes.
« Nous devons prendre avantage du savoir qui existe encore au travers des Aîné.es. Les écoles qui se trouvent sur les réserves devraient aussi pouvoir enseigner ce savoir. Je pense que ce n’est pas trop tard pour se réapproprier ces croyances, ces rites qui ont pu être perdus. J’ai beaucoup d’espoir dans la prochaine génération qui arrive. »
Initiative de journalisme local – Réseau.Presse – La Liberté