Si l’art est un moyen pour une culture de s’exprimer, l’oeuvre de Ningiukulu Teevee exprime la valeur inestimable de l’eau. Née en 1963, l’artiste inuite a grandi dans le Grand Nord sur l’île du cap Dorset à l’extrémité sud-ouest de l’Île de Baffin, dans le territoire du Nunavut.
Dans les années 1990, éprise par les croquis de Jimmy Manning, elle a voulu s’essayer au dessin. Sa vie s’est rapidement retrouvée transmise par son oeuvre. Habitant sur un territoire peu peuplé, Ningiukulu Teevee passe son temps dans la nature et avec ses proches.
Artiste accomplie, ses premières oeuvres paraissent dans les galeries de Dorset Fine Arts en 2004, se distinguant au sein de la coopérative d’art de sa communauté. Habile avec de nombreuses formes d’art, elle dessine majoritairement avec des crayons et de l’encre, tout en étant douée avec les bâtons à l’huile et des l’aquarelle. En plus de son art, elle a écrit et illustré un livre pour enfants intitulé Alego, publié par les Éditions Groundwood Books Ltd, qui a reçu le prix du Gouverneur général en 2009. Aujourd’hui, elle est de renommée internationale, laissant derrière elle des expositions aux États-Unis, en Angleterre et en Italie.
L’artiste réside dans l’ancien cap Dorset, qui a changé de nom en 2020. Ce village porte aujourd’hui le nom de Kinngait, signifiant « Là où sont les collines ».
En fait, perchée sur une péninsule, elle a grandi avec l’eau à vue d’oeil, tout en dépendant des ressources de la mer pour manger et en respectant fidèlement les pratiques culturelles liées à l’eau.
Ningiukulu Teevee n’était pas disponible dans les temps imposés par la publication de ce cahier spécial. Mais Marie- Anne Redhead, assistante conservatrice au Musée des Beaux-Arts de Winnipeg
pour la galerie Qaumajuq et membre de la nation Crie de Fox Lake, a eu la chance de travailler à plusieurs reprises avec cette artiste. Récemment, dans le cadre de l’exposition des finalistes du prix d’art inuit Kenojuak Ahsevak : Our Mother’s Stories, elle a pu parler avec Ningiukulu Teevee de sa vision artitstique.
L’assistante conservatrice partage l’importance de l’eau pour la communauté de l’artiste. « L’eau est ce qui fournit la nourriture et alimente plusieurs pratiques culturelles. Leur spiritualité et leur sens d’identité sont dérivés de l’eau. »
L’eau au centre des croyances
Une histoire traditionnelle courante dans l’Arctique aide à comprendre l’importance de l’eau et des ressources qu’elle partage avec les humains. Bien entendu, les détails varient de communauté en communauté. Dans le cas de celle de Kinngait, la déesse de la mer porte le nom de Taleelayuk.
Marie-Anne Redhead trace les grandes lignes de cette histoire traditionnelle.
« Taleelayuk est une fille, qui, voulant échapper à un mariage, voyage à bord d’un bateau avec son père. Soudainement, une tempête se lève, le bateau branle beaucoup et son père décide de la lancer dans la mer. En voulant remonter dans le bateau, elle s’agrippe au bord avec ses doigts, et son père les lui coupe. Ses doigts, et elle aussi, tombent dans la mer. Ses doigts deviennent alors les mammifères marins et, elle, la déesse de la mer. C’est pour ça qu’on voit des phoques et des morses dessinés dans le corps de Taleelayuk. »
Elle poursuit : « Puisqu’elle est la mère des mammifères marins, elle est responsable de leur chasse. Si une année la chasse est mauvaise, le shaman doit plonger au fond de la mer et l’apaiser. Dans certaines images, il doit peigner ses cheveux afin de demander plus de nourriture. »
Taleelayuk est alors centrale dans la vie quotidienne à Kinngait. « Ils font de la pêche sur glace et récoltent beaucoup de fruits de mer, comme des palourdes. »
La vie quotidienne dans cette communauté est imprégnée de nature. Selon Marie-Anne Redhead, « le morse est très important dans son oeuvre, dans sa communauté où les mammifères marins étaient présents. C’est pour cette raison que les animaux sont partout dans son oeuvre. Ils ont une grande importance dans sa pratique artistique ».
À force de partager un territoire avec des mammifères marins, les rencontres avec ces derniers se multiplient. « Je trouve souvent que les personnages tombent face à face avec des animaux dans l’oeuvre de Ningiukulu Teevee. C’est comme si tu te promenais et que soudainement, il y avait un gros morse qui arrive juste devant toi », ajoute l’assistante conservatrice, le sourire aux lèvres.
Autrement dit, l’eau se manifeste dans l’oeuvre de Ningiukulu Teevee par les pratiques traditionnelles de chasse, pêche et cueillette.
L’effet de cette relation symbiotique est preuve d’une connaissance approfondie du territoire que sa communauté occupe.
Marie-Anne Redhead se remémore des commentaires faits par l’artiste.
« Elle a observé qu’avec le changement climatique, il y a davantage de palourdes qu’auparavant. Je ne pense pas qu’elle essayait de faire une critique, pour elle c’était juste une nouvelle réalité dans sa vie. »
On retrouve également dans son oeuvre une omniprésence de bleu représentant le ciel et l’eau. Ces derniers se mélangent pour devenir un élément qui soutient la vie, selon la conservatrice.
Une rare oeuvre politisée
Ningiukulu Teevee s’engage rarement dans des oeuvres politisées, mais la Galerie inuite Sanaugangit du Musée des Beaux-Arts de Winnipeg abrite une de ces rares oeuvres.
« Il y a une oeuvre dans Inuit Sanagaunit qui est plus un commentaire social. D’habitude, Ningiukulu Teevee se tient à réimaginer des histoires traditionnelles. »
Intitulée Unititled (There is No Excuse for Abuse) et réalisée en 2015, cette oeuvre dénonce l’abus dans toutes ses formes. L’oeuvre elle-même est la figure de Taleelayuk. Dans son corps, certains dessins représentent des abus, d’autres de la violence, de la consommation de drogues ou encore le manque de soins de santé.
Il est aussi possible de lire : « Il n’y a pas d’excuse pour l’abus. Pas d’excuse pour l’abus, aucune. Physique, verbal, mental, émotionnel, financier, enfant, Aîné, animal, pouvoir, sexuel ». Le message est répété en syllabaire inuktitut.
La force de Unititled (There is No Excuse for Abuse) est certainement l’histoire de Taleelayuk elle-même. Il est évident qu’elle a subi un abus quand elle s’est faite couper les doigts, pour ensuite être abandonnée en mer. Marie- Anne Redhead remarque que « souvent, les femmes dans ces histoires sont maltraitées ».
Un message qui résonne avec l’actualité sur les filles et les femmes autochtones disparues et assassinées.