Par Ophélie Doireau et Hugo Beaucamp.
Depuis le 1er septembre, les médecins formés à l’étranger devraient connaître moins de barrières pour commencer à pratiquer dans leur domaine. En effet, les critères d’inscription figurant dans le règlement général du Collège des médecins et chirurgiens du Manitoba ont été modifiés. C’est-à-dire que ces médecins n’auront plus l’obligation d’obtenir la licence du Conseil médical du Canada et leur affiliation à l’examen de surspécialité sera reconnue.
Ces modifications devraient permettre de satisfaire les critères d’inscription du Manitoba. Une levée de barrières qui existait déjà pour les médecins titulaires d’une licence complète formés dans les pays du Commonwealth, ce qui avait permis de recruter à la mi-juillet 150 médecins provenant des États-Unis, du Royaume-Uni, d’Irlande, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie pour pallier la pénurie. Ces médecins n’auront donc pas à se soumettre à des exigences d’évaluation et de supervision lorsqu’ils commenceront à exercer au Manitoba, contrairement à leurs confrères formés dans des pays hors Commonwealth.
Des barrières
Annie Bédard, directrice générale sortante de Santé en français, commente ces derniers changements. « La question des équivalences de diplômes interprovinciaux et étrangers est absolument incontournable. Il y a des barrières immenses pour ces médecins et infirmières formés à l’étranger.
« Si on s’arrête sur la livraison de services en français, ce qui arrive quand tu es francophone, allophone, c’est que tu dois passer un test d’anglais. Mais les anglophones ne doivent pas passer de test de français alors qu’il y a tout de même des obligations de la part de la Province envers les francophones et leur épanouissement.
« Il y a aussi une politique d’offre active sur les services en français. La Province doit appliquer tous ses engagements et elle doit avoir des stratégies adaptées pour la population francophone.
« Il est essentiel d’arriver à des programmes qui permettent de faire le pont entre notre système de santé et la personne formée à l’étranger. Si quelqu’un a été médecin dans un pays étranger ou dans une autre province, le système manitobain devrait être capable de l’amener à niveau avec un programme d’appoint de quelques mois ou d’une année sous supervision. On perd un capital intellectuel incroyable parce qu’on n’a pas la mise à niveau nécessaire. »
Gérald Clément a dirigé le département de l’immigration en tant que Sous-ministre adjoint de 1997 à 2007. Il détaille davantage les étapes à suivre pour les médecins formés à l’étranger. « C’est un processus très compliqué, très long. Le Collège des médecins et chirurgiens du Manitoba doit faire la revue des cours qui ont été suivis, des établissements dans lesquels le candidat a travaillé, s’il est toujours un médecin reconnu dans son pays d’origine, combien de temps depuis la dernière fois qu’il a travaillé. La personne qui fait demande doit fournir de la documentation, des lettres de référence, et c’est très exigeant. »
Du délai
Bien sûr, il s’agit de limiter les fraudes et de s’assurer de la compétence des médecins. Mais cela pose tout de même un problème. « Lorsqu’une personne souhaite immigrer et qu’elle apprend qu’entre le moment de son entrée sur le territoire et le jour où elle pourra pratiquer, il va y avoir un certain délai, probablement des complications aussi, des tests de médecine, mais aussi de langue, c’est décourageant. D’autant plus que plus une personne est spécialisée, plus il y a d’exigences. »
Un délai qui peut durer plusieurs années. Durant cette période de supervision et d’évaluation, les médecins ne reçoivent pas leur salaire de médecin pratiquant. Mais des salaires d’étudiant en médecine. Et même après avoir passé toutes ces exigences, il arrive que certains médecins doivent commencer à travailler dans des zones mal desservies pendant plusieurs années encore.
Pour Annie Bédard, les choses sont donc assez claires. « Que ce soit au niveau des médecins ou au niveau des infirmières, il y a encore énormément de travail à faire. L’ancien gouvernement provincial progressiste-conservateur avait fait une mission de recrutement d’infirmières aux Philippines. Nous avons fait pression pour dire que cette mission était une stratégie uniquement bénéfique pour les anglophones et qu’il serait bon d’avoir des stratégies qui puissent servir les populations anglophone et francophone. »
Combien de francophones?
De son côté, Soins communs, organisme qui chapeaute les services de santé au Manitoba, explique. « Les employeurs du système de santé reconnaissent l’importance du personnel bilingue pour rendre les services de santé plus accessibles aux Manitobains francophones et s’engagent à retenir et à recruter ces précieux médecins, infirmières et employés. »
Cependant, les chiffres fournis par l’organisme divergent de ce qu’Annie Bédard a en sa possession. En effet, Soins communs affirme qu’il y a environ 680 employés bilingues (anglais/français) qui travaillent dans différents secteurs, dont près de 100 infirmières diplômées bilingues. « Nous avons estimé qu’il y avait environ 1 000 infirmières toutes catégories confondues qui sont bilingues. Par contre, elles ne sont pas toutes dans des postes désignés bilingues. C’est de là que peut venir une telle différence. Il faut savoir qu’au Manitoba, il y a environ 14 000 infirmières. La part bilingue est donc d’environ 7 %.
« Du côté des médecins, on estime qu’il y en a 95 qui sont bilingues et seulement la moitié est en médecine familiale. Sachant qu’il y a environ 3 000 médecins au Manitoba, là encore, la part est infime, environ 3 %. »
Des chiffres différents qui font que les plaidoyers pour des services en français n’avancent pas forcément aussi vite que souhaités. Annie Bédard souhaiterait d’ailleurs voir « la création d’une carte de santé moderne qui pourrait à chaque moment de son utilisation identifier la variable linguistique (francophone, autochtone et allophone) et ce, afin d’obtenir des données probantes sur l’utilisation des services par la, population francophone et d’autres données d’importance. L’accès à ces données probantes serait d’une grande utilité pour soutenir la prise de décision, mieux planifier et développer les services. »
Des soins de qualité
En effet, plusieurs études ont déjà prouvé que recevoir des soins dans sa langue maternelle est absolument essentiel, comme l’explique Annie Bédard. « Depuis plus de 20 ans, on répète que recevoir des soins dans sa langue maternelle est une question de sécurité et de qualité de services. Si on veut offrir des services de qualité et sécuritaires, la personne doit être capable de parler la langue du patient.
« Lorsqu’on est dans des situations de vulnérabilité, ce qu’arrive souvent lorsqu’on reçoit des soins médicaux, c’est encore plus important d’être capable de s’exprimer dans sa langue maternelle.
« Même sans recevoir des soins particuliers, juste prendre soin de sa santé, avoir des services dans sa langue, c’est une question de respect, d’humanisme, de dignité et de compassion. »
D’ailleurs, elle tient à rappeler les conséquences d’une mauvaise compréhension. « Les impacts peuvent être majeurs si la personne ne reçoit pas des soins dans sa langue. Jusqu’à conduire à la mort. Il y a plusieurs articles scientifiques qui ont abordé la question. Si la personne comprend mal le diagnostic, les instructions pour se soigner. Ça veut aussi dire plus de tests, plus de visites médicales, ce qui impacte le système de santé dans son ensemble. »
Une lentille francophone
Annie Bédard insiste pour qu’une lentille francophone soit sans cesse appliquée au niveau décisionnel.
« C’est important que le prochain gouvernement com-prenne qu’il faut appliquer une lentille francophone dans tout le système de santé. Ce n’est pas un automatisme.
« Nous voulons que le gouvernement s’engage réellement envers la population francophone. Avec toute la population immigrante que l’on veut accueillir, il faut être capable de les desservir correctement. Même si une personne parle bien anglais, c’est un droit d’être servi en français. Ce n’est pas aux gens de toujours demander à être servis en français, c’est quelque chose qui devrait être offert. »
L’entrevue a été réalisée en septembre 2023 avant les élections provinciales et le départ d’Annie Bédard à la tête de Santé en français.
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