Marine Ernoult
En situation minoritaire, de nombreux défis attendent les maisons d’édition francophones. Entre le besoin accru de mentorat des jeunes auteurs et les difficultés à rejoindre les lecteurs, elles tentent de s’adapter.
Les quinze maisons d’édition francophones hors Québec, dont la première est née en Acadie en 1972, ont un « capital symbolique immense », estime Lucie Hotte, professeure titulaire au Département de français de l’Université d’Ottawa.
« Nous sommes là pour que la parole des francophones en situation minoritaire existe, qu’elle soit transmise, entendue et écoutée », souligne Stéphane Cormier, président du Regroupement des Éditeurs franco-canadiens (REFC) et codirecteur général des Éditions Prise de parole, en Ontario.
D’une côte à l’autre, le processus est toujours le même, quelle que soit la maison d’édition. Des comités de lecture passent au tamis tous les manuscrits reçus, à la recherche de la perle rare, des écrits les plus prometteurs.
« À l’image de la francophonie canadienne, le profil des écrivains en herbe est très divers », observe Stéphane Cormier.
« On reçoit des centaines de propositions par an d’auteurs acadiens de notre région, mais aussi du reste de la francophonie canadienne, et même de toute la francophonie internationale », poursuit Marie Cadieux, directrice générale des Éditions Bouton d’Or Acadie, au Nouveau-Brunswick.
Manque de relève
Bien souvent, les manuscrits retenus sont loin d’être aboutis et nécessitent de longs mois, voire des années d’édition avant d’être publiables. « Pour amener un texte à son plein potentiel, c’est une course de fond qui prend du temps et de l’expertise », confirme Stéphane Cormier.
« On a un grand travail d’accompagnement à faire, car nous n’avons pas de pépinière de talents », renchérit Marie Cadieux.
Les éditeurs interrogés mettent en cause le manque de programmes en études et en création littéraire dans les universités francophones en situation minoritaire. « Nos jeunes auteurs évoluent dans un milieu universitaire plus pauvre », tranche Stéphane Cormier.
Un avis que partage Lucie Hotte. Elle cite le cas de l’Ontario, où seule l’Université d’Ottawa offre encore des cours de littérature franco-ontarienne.
La chercheuse constate également un manque de relève chez les romanciers : « Les maisons d’édition publient moins d’ouvrages de création littéraire que par le passé. »
Selon Lucie Hotte, en 1998, plus de 80 % des écrits publiés par les Éditions Prise de parole en Ontario étaient des romans. En 2022 ce chiffre est tombé à 29 %. De même, les romans ne constituent plus qu’un quart des publications des L’Interligne, maison d’édition franco-ontarienne.
L’union fait la force
« On a surtout du théâtre et de la poésie », remarque Laurier Gareau, président des Éditions de la nouvelle plume en Saskatchewan.
Le rapport à la lecture, « plus complexe », selon Stéphane Cormier, explique le succès de ces styles littéraires chez les francophones en situation minoritaire. « Ce sont des arts de l’oralité que l’on peut voir et écouter sur scène. Ça permet à des francophones de famille, mais de culture bilingue, d’accéder à la littérature en français », considère-t-il.
Une fois publiés, les livres doivent tisser leur histoire hors des murs de leur maison d’édition.
Face au faible nombre de librairies francophones et à des collections réduites dans les bibliothèques, les éditeurs doivent faire preuve de créativité pour rejoindre les lecteurs. « Il y a de la compétition entre les maisons, c’est un défi de se faire une place sur le marché », relève Lucie Hotte.
En 1989, les éditeurs francophones en situation minoritaire ont néanmoins réussi à s’entendre au sein du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC). À l’époque, l’objectif était clair : accéder aux vitrines québécoises.
Avec son large bassin de locuteurs de langue française, le Québec constitue un marché de choix. Les Éditions Prise de parole vendent ainsi la moitié de leurs ouvrages dans cette province et ne réalisent qu’un peu plus d’un tiers de leur chiffre d’affaires en Ontario.
Rayonnement à l’international
Les maisons d’édition vendent également leurs ouvrages en ligne partout au Canada, sur des sites comme leslibraires.ca. « Nous sommes particulièrement solidaires des libraires indépendants, car ce sont les plus sensibles à nos collections », précise Stéphane Cormier.
Les éditeurs diffusent même certaines de leurs publications aux États-Unis, grâce à un service mis sur pied par le REFC : l’impression à la demande. Un libraire, n’importe où aux États-Unis, peut déclencher l’impression d’un livre commandé par l’un de ses clients et le réceptionner dans les 48 heures.
« Ça nous permet de faire des économies, en limitant les structures de distribution qui coutent très cher en frais de transport et d’entreposage », se félicite Stéphane Cormier, qui parle de plusieurs dizaines de milliers de ventes de l’autre côté de la frontière. Ce système sera bientôt disponible pour l’Europe francophone.
Les maisons d’édition ne se limitent pas au papier, elles misent aussi sur les formats numériques et audios. Leurs livres sont ainsi nombreux à se retrouver sur le catalogue en ligne de la Bibliothèque des Amériques.
Habitudes de lecture bouleversées
Le REFC aide actuellement ses membres à développer les livres numériques, enrichis de fonctions d’accessibilité, notamment pour les malentendants ou les personnes souffrant de dyslexie.
« On s’adapte à un milieu en pleine transformation avec des habitudes de lecture et des contenus littéraires qui se morcèlent », affirme Stéphane Cormier.
En Acadie, Marie Cadieux estime, de son côté, que l’audio ne remplacera jamais le papier : « Il y a un certain engouement, mais c’est loin d’être rentable, les couts de production sont trop élevés, et il faut voir comment faire la jonction avec le gout pour la lecture. »
Susciter ce plaisir de lire est un autre cheval de bataille des éditeurs francophones en situation minoritaire. Le REFC mène un nombre incalculable d’activités de sensibilisation dans les salles de classe et les bibliothèques, collabore avec nombre d’enseignants et d’organismes de promotion de la lecture.
« Dans un contexte où l’offre culturelle en anglais est pléthorique, on doit surinvestir beaucoup de temps et d’argent pour créer des habitudes de lecture dès le plus jeune âge et les maintenir », insiste Stéphane Cormier.
Quelles que soient les difficultés, les maisons d’édition n’ont jamais cessé de se battre pour que la littérature franco-canadienne continue à exister.