Par Pierre Ebert Delcy, né dans la ville des Cayes, Sud d’Haïti. Il est au Canada depuis 1993, habite à Winnipeg depuis 2001. Formé à la science politique, il a été journaliste pour la Radio Lumière en Haïti. Il est membre fondateur du Regroupement Des Haïtiens Du Manitoba (RDHM).
Il écrit ce texte à l’occasion de la fête du Drapeau haïtien du 18 mai.
Ces derniers jours, comme les caméras du monde sont fixées sur Haïti, les mots qui nous viennent en tête sont : gangs armés, violence, misère, etc. Nombreux sont ceux qui me demandent avec insistance de répondre à ces questions : « qu’est-ce qui se passe en Haïti? Pourquoi toute cette violence, que veulent les gangs armés? »
Tout ce que je sais de la violence est qu’elle est une activité humaine et Haïti n’en a pas l’exclusivité. Sans vouloir minimiser ce qui se passe maintenant dans mon pays d’origine, je dirais qu’il y a pire dans certains autres endroits du monde. Le philosophe anglais Thomas Hobbes n’a-t-il pas dit que : « L’être humain a une pulsion de violence. Une pulsion antisociale qui, laissée à elle-même, mènera à la guerre de tous contre tous. »
À certains, je demande de lire les réflexions de Frantz Fanon sur la violence des colonisés. Haïti n’est certes plus une colonie de la France mais on peut se poser la question si ce pays n’a pas des maîtres déguisés en colons des temps modernes. Frantz Fanon estimait qu’on ne peut reprocher aux colonisés d’employer la violence, car ils emploient le seul langage avec lequel on leur a parlé. Ils vivent dans un système qui est intrinsèquement violent, ils grandissent dans une société qui est intrinsèquement discriminatoire. Donc, la violence est en fait une contre-violence. Il ne s’agit plus de savoir si la violence est génétique ou biologique ou psychologique, mais d’avoir une approche d’analyse sociale plus globale en l’abordant.
Haïti mérite d’être dans le discours mondial, à ceux qui le veulent, je préfère parler de l’histoire unique de ce pays et, ici, parler du symbolisme de son drapeau, cet étendard créé avant même l’indépendance, en 1804, ce fanion que l’armée indigène, formée de noirs et de mulâtres, brandissait fièrement dans leur guerre victorieuse contre l’armée napoléonienne. Je préfère, dis-je, partager avec ceux qui ne le savaient pas quelle fut la contribution d’Haïti dans le discours mondial sur la liberté et sur l’égalité entre les hommes.
Vouloir vivre libre n’est pas une idée haïtienne. L’esclavage a duré plus de quatre siècles à Saint-Domingue (nom de l’île avant son indépendance) mais les noirs se rebellaient déjà sur les bateaux négriers, certains se jetaient à la mer et d’autres devenaient des marrons aussitôt arrivés dans les colonies, en Amérique. Ce qui était nouveau dans l’histoire de ce petit pays était le désir d’universaliser le concept de liberté et d‘égalité non seulement par les mots mais par des actions concrètes.
En effet, c’est en Haïti, sous ce drapeau que Jean Jacques Dessalines, le fondateur de cette première république noire, offrait la nationalité haïtienne ”in absentia” à tous ceux qui, noirs ou blancs, fuyaient l’esclavage ou la tyrannie, ailleurs. Ainsi donc, avant même de fouler le sol d’Haïti, ceux qui voulaient être libres étaient considérés comme Haïtiens. Sous ce drapeau, l’état haïtien, nouvellement créé, payait les capitaines de bateaux qui transportaient vers Haïti les noirs qui fuyaient l’esclavage aux États-Unis.
Alexandre Pétion, président d’Haïti de 1807 à 1818, successeur de Dessalines, sous cet étendard, armait Simon Bolivar, le Libertador, qui combattait les Espagnols pour la libération des pays d’Amérique latine et d’Amérique du sud.
Sous cet étendard, Haïti fut le premier pays à reconnaître l’indépendance de la Grèce. Jean-Pierre Boyer, président d’Haïti, a également envoyé aux Grecs 25 tonnes de café haïtien qui ont pu être vendues et le produit utilisé pour acheter des armes.
Sous ce drapeau, Anténor Firmin trouva le courage et surtout l’intelligence de publier, en 1885, son ouvrage : De l’égalité des races humaines. Cet ouvrage est une réponse contre les thèses sur l’inégalité des races de Arthur de Gobineau.
L’ombre de ce drapeau garda au frais les idéaux de liberté universelle et d’égalité et même le concept de nationalité, in absentia, car sous la présidence de Sténio Vincent, les diplomates haïtiens délivrent plusieurs centaines de visas d’entrée aux réfugiés juifs d’Allemagne. En 1938, le ministre haïtien des Affaires étrangères propose d’accueillir 50 000 réfugiés juifs.
En mai 1939, le président Vincent décrète que la naturalisation, in absentia, doit être autorisée dans les consulats d’Haïti. Rappelons-nous que les juifs fuyaient les persécutions dans beaucoup de pays, à ce moment précis de l’histoire.
Ce drapeau est une source de grande fierté pour tous les Haïtiens qui gardent un petit exemplaire chez eux, en Haïti ou ailleurs. L’amour du drapeau est cultivé dès le plus jeune âge chez les écoliers haïtiens. Les doux et beaux souvenirs des défilés du 18 mai me hantent, positivement, encore. Que mon école ait gagné le concours de reproduction des costumes des héros de l’indépendance reste un souvenir précieux.
Je me rappelle encore des célébrations du drapeau à la ville de l’Arcahaie, la cité du drapeau. C’est en effet là où il fut cousu par Catherine Flon, en 1803. Haïti aime son drapeau qui est toujours au centre des plus grands rassemblements de sa diaspora. L’amour des Haïtiens pour leur drapeau est tel qu’ils aimeront à jamais Wyclef Jean, artiste du Hip-hop, pour l’avoir brandi durant une cérémonie des Grammy Awards.
Le drapeau que les Haïtiens aiment tant est bleu et rouge, organisé en deux bandes horizontales de longueurs égales. Au centre, se trouve l’emblème d’Haïti composé d’un palmier couronné d’un bonnet phrygien, des armes de la république et des chaînes brisées.
D’après Odette Roy Fombrun, la chaîne brisée évoque la lutte des esclaves; le palmiste surmonté du bonnet phrygien symbolise la liberté; les canons, les boulets, et les baïonnettes expriment l’indépendance conquise par les armes; les tambours et les clairons annoncent la victoire contre les colons.
Que ce drapeau continue de flotter et que les idéaux qu’il trimballe ne meurent jamais. Que tous, à la vue de cet étendard, se rappellent d’Haïti, non pas pour ses déboires actuels, mais pour le combat qu’il a mené au nom de la liberté et de l’égalité pour tous.