Un nouveau rebondissement qui interroge sur la portée du pouvoir de la Ville à intervenir sur des propriétés privées. 

Le 24 septembre, Catari Gauthier est tirée de son lit par le grondement de ce qu’elle devine être une machine. « Le voisin est en train de construire une piscine », se dit-elle, c’est sûrement de ça dont il s’agit. 

Elle se dirige alors vers son jardin, lequel se jette depuis toujours vers la forêt Lemay. Là où la veille se dressait une centaine d’arbres, ce matin-là une pelleteuse mécanique jaune les déracine et les empile devant la clôture de Catari Gauthier. 

Arbres déracinés

« Je me sens visée, enragée. » 

La forêt est devenue clairière. 

La résidente de Saint- Norbert est la porte-parole et dirige la coalition pour sauver la forêt Lemay. Pour elle, il s’agit là d’un message clair. « C’est pour nous faire comprendre qu’on ne peut pas les arrêter. » 

C’est le groupe Tochal Developments qui est propriétaire du terrain de 22 acres (8 hectares) depuis huit ans maintenant. 

Ce dernier s’était manifesté auprès des résidents du quartier en novembre 2023. Par le biais d’une lettre signée, John Wintrup, urbaniste pour le groupe, indiquant que « des transformations » étaient prévues pour ce terrain sur lequel se trouvait une partie de la forêt urbaine. Le projet consiste en une résidence de logements abordables avec services de 5 000 lits et 2 500 unités. 

À l’époque le conseiller municipal pour Saint-Norbert Rivière Seine, Markus Chambers, avait amené une proposition devant le Comité municipal Riel. La motion de Markus Chambers demandait à la Ville toutes les options pour racheter, ou, procéder à un échange de terrain avec le groupe propriétaire afin de protéger cette partie de la forêt. Il s’agissait notamment d’entamer des négociations sur le prix d’achat de la parcelle. Elle avait finalement été rejetée par la Ville, mais le groupe n’a jamais reçu de permis de construire. 

La question de la protection des arbres 

Cependant, l’une des grandes craintes qui avaient été évoquées au moment de l’annonce du groupe Tochal Developments concernait l’absence de politique de la Ville pour la protection et la conservation des arbres sur les terrains privés. 

Avec ou sans permis de construire, le conseiller municipal pour Saint-Boniface, Mathieu Allard, indiquait que le propriétaire, « est en droit à la fois de restreindre l’accès à son terrain, mais aussi, s’il le souhaite, de couper les arbres sur sa propriété. » 

Christian Cassidy est le directeur général de l’organisme Trees Winnipeg. S’il précise que « Trees Winnipeg ne s’implique pas dans les projets de développement », et qu’il n’est « pas sûr » de l’aspect légal qui entoure ce sujet, il indique tout de même la chose suivante : 

« Je sais que la Ville de Winnipeg n’a pas de règlements sur la protection des arbres sur les terrains privés, donc les propriétaires sont libres de modifier ou d’enlever des arbres sur leur propre propriété dans la plupart des cas. » 

Malgré cela, le lendemain, la Ville a fait parvenir une ordonnance de cessation de travaux au propriétaire du terrain. « Nous avons été informés tard hier que les habitants de Winnipeg sont désormais tenus d’avoir un permis de développement pour le retrait de la végétation », explique John Wintrup. Il ajoute, « la Ville avait précédemment confirmé qu’aucun permis pour l’abattage d’arbres n’était requis durant le processus de prédemande pour la demande de développement. » 

Une zone d’ombre 

C’est là que les choses se compliquent. 

En dépit de plusieurs relances, La Liberté n’est pas parvenue à obtenir un entretien avec le conseiller Markus Chambers. 

De son côté, Mathieu Allard a tenté d’expliquer la situation. 

Selon les renseignements que le conseiller municipal a obtenus et partagés, l’ordre de cessation a été envoyé et justifié par le fait « qu’il faut un permis spécial pour opérer des machines lourdes sur un terrain public ». 

Non seulement cette justification se heurte à celle donnée par John Wintrup, mais elle ne devrait en théorie pas s’appliquer non plus étant donné que le terrain est privé. 

Le mardi matin, Catari Gauthier a filmé la pelleteuse mécanique depuis son jardin. Ces vidéos ont ensuite été publiées sur la page Facebook Coalition to Save Lemay Forest. On peut y voir clairement la machine être manoeuvrée sur le terrain appartenant au groupe Tochal Developments. Un terrain privé, donc. 

À cela, Mathieu Allard argue que pour se rendre sur la propriété privée, la machine a dû passer par un terrain public. 

La Ville « au courant »

Le conseiller se dit tout de même surpris et fait remarquer que dans des cas similaires la Ville avait été « impuissante ». 

Interrogée sur la raison invoquée dans cet ordre de cessation, la Ville de Winnipeg a répondu la chose suivante : « La Ville est au courant des activités sur le terrain. Les exigences concernant l’enlèvement des arbres ont été communiquées aux propriétaires. Nous n’avons pas d’autres commentaires pour le moment. » 

La Liberté a ensuite demandé s’il existait une loi ou un règlement permettant d’empêcher un propriétaire d’enlever les arbres et la végétation de son terrain. 

Ce à quoi la Ville a répondu qu’il n’existait « pas encore » de règlement pour restreindre ou encadrer le retrait des arbres des propriétés privées. 

Toutefois, elle fait valoir que l’article 8(1) du Règlement de zonage de Winnipeg no 200/2006 exige qu’un propriétaire obtienne un permis de développement valide avant d’entreprendre un « développement ». 

Un développement, « que la Charte de la Ville de Winnipeg définit comme incluant le retrait de la végétation d’un terrain. » 

La Liberté est également parvenue à obtenir une copie de l’ordre de cessation envoyé au propriétaire du terrain. 

Cette lettre indique que le groupe Tochal Developments déroge à deux règlements. 

L’ordre de cessation 

Ainsi l’on peut y lire à propos des activités entamées par le groupe Tochal le mardi 24 septembre (ndlr: traduction libre): 

« Cela contrevient au Règlement de zonage de la Ville de Winnipeg 200/2006, spécifiquement : Section 6 (1) : « Aucun développement ou usage d’un terrain ou d’un bâtiment ne peut avoir lieu ou être maintenu, sauf en conformité avec le présent Règlement et avec tout accord de développement, dérogation, approbation d’usage conditionnel, condition ou permis délivré en vertu du présent Règlement. La responsabilité de se conformer à ce Règlement incombe au propriétaire d’un terrain ou d’un bâtiment ainsi qu’à toute personne qui a la charge ou le contrôle du terrain ou du bâtiment, que ce soit en tant que locataire, occupant, agent ou autre. L’approbation par la Ville d’une demande de développement, la délivrance d’un permis, l’approbation de plans et de spécifications, ou la réalisation d’inspections ne dégage pas une personne de la responsabilité de se conformer à ce Règlement ou à tout autre règlement. » 

Et plus bas : 

« Cela contrevient également à la Charte de la Ville de Winnipeg, spécifiquement : Section 244.1 : «Aucun développement ne peut avoir lieu à moins que (a) un permis de développement n’ait été délivré conformément au règlement de zonage applicable ; et (b) le développement soit conforme au permis. » 

Quoi qu’il en soit, une demande de rezonage de la part du groupe Tochal Developments passait devant le Conseil municipal le jeudi 26 septembre. Cette dernière a finalement été rejetée. Pour l’heure, le groupe n’est donc pas libre d’aller de l’avant dans son projet de construction. 

Initiative de journalisme local – Réseau.Presse – La Liberté