Notamment avec les arrêts Beaulac en 1999 et Tayo Tompouba en 2024.
Quand le Franco-Colombien Jean Victor Beaulac a été accusé de meurtre prémédité en 1988, l’affaire l’a finalement mené devant la CSC 11 ans plus tard pour revendiquer son droit à une justice criminelle dans sa langue maternelle, en vertu de l’article 530 du Code criminel. Son avocat à la CSC, Me David Griffiths, rappelle le contexte particulier de l’Affaire Beaulac :
« Quand M. Beaulac a été inculpé en 1988, c’était avant que la Colombie-Britannique ne mette en œuvre le droit à la justice en français prévu par le Code criminel, que le Canada avait adopté en 1985. Il n’avait donc pas de droit automatique à un procès dans sa langue au début de la procédure.
« On était en plein dans la période de transition où les provinces devaient mettre ce droit en place, mais elles avaient un certain délai pour le faire, précise-t-il. Des provinces comme l’Ontario, le Manitoba et le Québec avaient fait ce changement rapidement mais pour d’autres, notamment la Colombie-Britannique, ce n’était pas vu comme une priorité. La Colombie-Britannique a attendu la fin du délai donné, soit vers 1990, pour faire passer cette loi. »
Comprendre des preuves importantes
À cause d’un vice de procédure, le premier procès de Jean Victor Beaulac a été annulé, et c’est alors qu’il a pu demander que son deuxième procès se déroule en français.
« Cette demande, dans son cas, était particulièrement importante, précise Me Griffiths, qui a rejoint l’équipe légale entourant Jean Victor Beaulac au moment de son deuxième procès. Le meurtre dont M. Beaulac était accusé impliquait deux personnes, et les deux se tenaient l’une l’autre pour responsable. Or l’enquête de police criminelle avait été conduite en anglais et en français, et beaucoup d’enregistrements clés pour l’affaire étaient en français.
« Il ne s’agissait donc pas simplement de revendiquer son droit comme francophone, c’était également une question pour lui de capacité du juge et du procureur à entendre et comprendre des preuves importantes. C’était donc critique, sans compter qu’on se défend toujours mieux dans sa propre lan- gue. »
Mais sa requête a été rejetée à de multiples reprises.
« On a demandé et demandé encore d’avoir un procès en français, à au moins 15 juges dont deux panels à la Cour d’appel, se souvient Me David Griffiths.
« Six des plus hauts magistrats de Colombie-Britannique ont même refusé de considérer notre demande, ou décidé que notre requête était trop tardive pour être entendue et que les compétences en anglais de M. Beaulac étaient suffisantes pour avoir son procès en anglais.
« Il était donc clair que les juges de Colombie-Britannique ne réalisaient pas l’importance d’avoir accès à une justice criminelle dans sa langue. Dans cette province, la communauté francophone est si minoritaire que souvent, ses droits sont vus comme secondaires et négligés. »
Un droit absolu
Jean Victor Beaulac et son avocat ont donc décidé de porter la cause devant la CSC. Ce dernier précise que « c’était la première fois que la question des droits linguistiques en matière de justice criminelle était posée à la CSC ».
Dans une décision unanime le 20 mai 1999, les juges de la CSC, présidée par le juge en chef Antonio Lamer, ont confirmé que Jean Victor Beaulac avait bien droit à un procès en français, quel que soit son niveau d’anglais.
Mais ce qui rend l’arrêt Beaulac si important, c’est surtout qu’il a changé la façon dont les tribunaux devaient interpréter les droits linguistiques. « À une majorité de sept juges sur neuf, la décision Beaulac a renversé la tendance à une interprétation des droits linguistiques plus restrictive et fondée sur le principe de compromis politique, qui était celle de la CSC depuis 1986 et l’Affaire Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick inc., en faveur d’une approche plus libérale. »
Changement de direction
Selon les juges de la CSC, faire avancer les droits linguistiques au Canada n’était donc plus seulement l’affaire du corps législatif, mais aussi des tribunaux, et l’interprétation de ces droits devait être fondée sur l’objet, soutenir le maintien et l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire, et s’appuyer sur le principe d’égalité réelle des deux langues officielles.
Autrement dit, les moyens nécessaires devaient être donnés pour pouvoir offrir des services de qualité égale dans les deux langues officielles. Et ce en matière de justice criminelle, mais aussi dans tout autre domaine concerné par les droits linguistiques.
« Je me souviens du juge Michel Bastarache, qui avait mené l’argument pour l’interprétation plus large des droits linguistiques, raconte Me Griffiths. Alors qu’on nous avait dit à multiples reprises en Colombie-Britannique que notre requête n’était pas importante, le juge Bastarache m’avait demandé lors de discussions préliminaires : Pourquoi ne réclamez-vous pas encore plus de droits? L’approche était tellement différente! C’était très encourageant. »
Faire avancer les droits
La cause Beaulac démontre bien en effet l’importance de la composition du banc des juges : avec de fervents défenseurs des droits linguistiques, tels que le juge Bastarache, il devient possible de renverser 15 ans d’interprétation restrictive et de redonner du pouvoir aux tribunaux pour faire avancer ces droits.
Fait intéressant de l’histoire, malgré sa victoire sans équivoque à la CSC, Jean Victor Beaulac a finalement choisi de ne pas être rejugé en français. « En matière criminelle, dans les faits, choisir le bon juge est parfois dans le meilleur intérêt pour l’accusé.e que faire valoir ses droits linguistiques, explique Me Griffiths.
« Dans ce cas-ci, M. Beaulac était devant un juge anglophone plutôt bienveillant, qui était prêt à accepter un arrangement proposé par son avocat principal anglophone, Me Peter Leask : qu’il plaide coupable d’homicide involontaire, soit une sentence moindre que pour un meurtre. C’est ce qu’il a choisi de faire, puis l’affaire était close. »
L’importance d’informer
25 ans plus tard, la question des droits linguistiques en matière de justice criminelle a refait surface à la CSC avec la cause Tayo Tompouba.
Membre de l’équipe légale entourant Franck Tayo Tompouba, Me Caroline Magnan explique la cause : « Ce qu’on revendiquait devant la CSC, c’était la reconnaissance que le droit de demander un procès dans la langue officielle de son choix ne pouvait être pleinement exercé que si la personne accusée en avait été informée. »
Accusé d’agression sexuelle en Colombie-Britannique, M. Tayo Tompouba avait en effet été jugé en anglais puis déclaré coupable. Sa langue officielle de préférence était le français, « mais il n’avait pas été informé de son droit à demander un procès en français, donc il ne l’a pas fait, précise Me Magnan.
« On voyait bien que 25 ans après Beaulac, les minorités de langue officielle au Canada continuaient de se heurter à des obstacles pour accéder à la justice dans la langue officielle de leur choix, c’est pourquoi on a décidé de porter l’affaire jusqu’à la CSC. »
L’exercice des droits linguistiques
Dans son arrêt du 3 mai 2024, la CSC a clarifié à la majorité de sept juges contre deux l’obligation d’informer toute personne accusée de ses droits dans le cadre de l’article 530 du Code criminel, et ainsi réaffirmé le lien crucial entre l’exercice de ses droits linguistiques et le fait d’en être informé. Et ce, même si la personne est capable de s’exprimer dans l’autre langue officielle.
« La CSC a rappelé avec la décision Tayo Tompouba que sans la vigilance des juges, les droits prévus à l’article 530 n’étaient que symboliques, explique Me Caroline Magnan. Et donc que les juges, à chaque instance, ont une obligation à respecter : celle de veiller à ce que l’accusé.e ait bien été informé.e de son droit linguistique fondamental et des modalités de l’exercice de ce droit, même s’il ou elle est représenté.e par un.e avocat.e.
« La Cour a aussi rappelé que ces droits n’étaient ni négatifs, ni passifs, et donc qu’il fallait mettre en œuvre des pratiques systémiques pour s’assurer qu’ils soient dans tous les cas respectés. »
Depuis la décision de la CSC, « des mesures correctives ont déjà été mises en place en Colombie-Britannique. Un avis publié par la Cour suprême de la Colombie-Britannique prévoit des comparutions pour informer tous les accusés de leurs droits linguistiques, même quand un avocat est déjà au dossier », termine l’avocate.
La CSC ayant annulé la première condamnation de Franck Tayo Tompouba, ce dernier sera donc rejugé en français prochainement.