Aujourd’hui juge à la Cour suprême du Canada (CSC), la Franco-Albertaine Mary T. Moreau était, au temps de l’Affaire Mahé, avocate des appelants devant la CSC.

« Je représentais les appelants, c’est-à-dire les parents Jean-Claude Mahé, Angeline Martel et Paul Dubé, ainsi que l’Association de l’école Georges-et-Julia-Bugnet, à la CSC aux côtés de Me Brent Gawne, précise-t-elle. Lui-même avocat des appelants depuis le procès, Me Gawne avait en effet fait appel à moi pour l’assister au moment de l’appel à la CSC. »

Auparavant, Mary T. Moreau avait été impliquée dans la cause comme intervenante d’Alliance Québec devant la Cour d’appel de l’Alberta. « Alliance Québec venait parler au nom des personnes de la minorité anglophone au Québec car elles avaient un intérêt semblable à celui des francophones en situation minoritaire en Alberta. »

La cause Mahé est « la première cause qui a apporté devant la CSC la question du droit à la gestion scolaire, rappelle Mary T. Moreau. Il y avait peut-être bien eu une cause qui allait dans ce sens en Ontario avant, mais c’était vraiment la première à être devant les juges de la CSC ».

L’Alberta comme point de départ

La communauté franco-albertaine, très minoritaire dans la province, était-elle la mieux placée pour lancer cette vague de revendications pour la gestion scolaire? La question s’est posée, puis la réponse s’est clairement imposée.

« On s’était demandé si c’était le bon moment pour comparaître devant la Cour d’appel, avec une population francophone beaucoup plus limitée en Alberta que dans d’autres provinces, comme l’Ontario par exemple, se souvient Mary T. Moreau.

« Mais ce qui nous a convaincus, Me Gawne et moi, c’est qu’avant que l’Alberta ne devienne une province en 1905, la proportion de Canadiens français dans les Territoires du Nord-Ouest, qui ont notamment donné l’Alberta et la Saskatchewan, était d’environ 50 %. Et là, au moment du litige Mahé dans les années 1980, on n’était que 6 % environ.

« On voyait donc bien à quel point l’assimilation avait vraiment érodé le nombre de francophones dans l’Ouest canadien, c’est pourquoi l’Alberta nous semblait être la bonne place pour démontrer ce grand besoin de mesures réparatrices prévues à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. »

Si l’Alberta était au cœur de la demande, « plus d’une quinzaine d’intervenant.e.s, dont certain.e.s venant d’autres provinces, avaient pris part à la cause devant la CSC pour parler de leur situation régionale, ajoute Mary T. Moreau. Le besoin de gestion scolaire dépassait largement la communauté francophone de l’Alberta ».

L’impact de la Charte

L’autre élément déclencheur était temporel. « C’était le temps d’aller devant les tribunaux car la Charte canadienne des droits et libertés venait d’être promulguée en 1982 et l’article 23, qui en faisait partie, avait un objectif réparateur : le maintien et l’épanouissement de la langue de la minorité linguistique, explique l’avocate des appelants.

« Or son application était encore incertaine en ce temps-là. Il était donc nécessaire de clarifier au plus vite l’étendue des droits contenus à l’article 23, non seulement le droit à l’instruction dans la langue de la minorité de langue officielle, mais aussi celui de la gestion des établissements d’enseignement dans la langue de la minorité. »

À l’époque, il existait déjà à Edmonton une école 100 % francophone, l’école Georges-et-Julia-Bugnet, mais elle appartenait et était gérée par un conseil scolaire anglophone.

« La CSC s’est prononcée sur une gamme de droits en matière d’éducation afin de renforcer la gestion de leurs institutions par la minorité francophone, c’est-à-dire par les parents ayant droit et leurs enfants selon l’article 23, indique Mary T. Moreau.

« Elle a dit qu’il y avait l’obligation à Edmonton d’avoir des représentants de la minorité au sein des conseils scolaires, qui auraient le pouvoir exclusif en matière de décisions concernant l’instruction en langue française, telles que les dépenses prévues, la nomination d’administrateurs.trices, le recrutement, l’affectation du personnel, etc. Et ceci parce que les nombres, selon la CSC, n’étaient alors pas suffisants pour justifier la création d’un conseil scolaire francophone indépendant. »

Changements concrets

L’avocate des appelants rapporte en revanche que suite à la décision Mahé, « trois conseils scolaires francophones publics ont rapidement vu le jour en Alberta : Nord-Ouest à St-Isidore, Centre-Est à St-Paul et Centre-Nord à Edmonton. La Province de l’Alberta a alors promulgué en 1993 une nouvelle loi pour remplacer la loi existante, qui munissait les représentants des conseils scolaires de la population francophone des pouvoirs énumérés par la CSC ».

Un quatrième conseil scolaire franco-albertain, le Conseil scolaire FrancoSud, a plus tard été créé à Calgary en 2013.

« Cette poussée des conseils scolaires francophones, et le fait que le gouvernement albertain l’ait acceptée, étaient directement liés à l’élucidation par la CSC des objectifs de l’article 23, affirme Mary T. Moreau.

« Aujourd’hui, l’Alberta compte 43 écoles francophones à travers toute la province, qui accueillent quelque 9 500 élèves. Ils étaient environ 3 750 enfants à qualifier comme ayants droit en 1986. C’est un réel progrès! »

Un impact plus large

Première cause devant la CSC relative à l’article 23, la décision Mahé est particulièrement importante et citée par les francophones à travers le Canada car c’était « la reconnaissance de l’aspect réparateur de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, et du fait que la langue est véritablement l’outil d’ouverture à la culture, analyse la juge Moreau.

« Maintenir la langue au niveau de l’école, notamment de l’instruction primaire, est essentiel pour la préservation et l’épanouissement d’une communauté de langue officielle en situation minoritaire. L’école ouvre les portes à vivre dans sa langue, sa culture. Elle est au centre de toute culture, d’ailleurs on sait qu’il y a plusieurs cultures qui se rassemblent sous la langue française.

« Des mesures spéciales doivent donc être mises en place par le biais de l’école notamment, pour favoriser la préservation et l’épanouissement des communautés francophones en situation minoritaire au Canada, ou anglophone au Québec, et ainsi réparer l’érosion », conclut Mary T. Moreau.

La décision de la CSC dans l’Affaire Mahé était unanime. La cause avait été entendue par un banc de sept juges, présidé par le juge en chef Robert Dickson.

Plusieurs autres causes relatives à la gestion des écoles de la minorité linguistique par la minorité linguistique se sont plus tard retrouvées devant la CSC, dont pour le Manitoba, le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques en 1993; pour l’Île-du-Prince-Édouard, la cause Arsenault-Cameron en 2000; pour la Nouvelle-Écosse, la cause Doucet-Boudreau en 2003; pour la Colombie-Britannique, la cause Conseil scolaire francophone de Colombie-Britannique en 2013; ou encore pour le Yukon, la cause Conseil scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 en 2015.

Cet article est issu de notre première édition de l’année consacrée au 150 ans de la Cour suprême du Canada.