Donnant tort, dans les faits, aux plaignants francophones. Mais peut-on vraiment parler d’échec alors que ces causes ont plus tard servi de déclencheur à des avancées majeures pour les francophones en situation minoritaire?

Le 1er mai 1986, la CSC a rejeté deux appels de francophones : celui de Roger Bilodeau contre le Manitoba, et celui de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick inc. et de l’Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau-Brunswick contre le Minority Language School Board No. 50.

Le premier contestait une contravention rédigée seulement en anglais, reçue en mai 1980. La CSC a délibéré que Roger Bilodeau était bien coupable de l’infraction relevée et qu’il devrait payer la contravention, même si celle-ci n’avait été rédigée qu’en anglais.

Les seconds demandaient de pouvoir être écoutés par les tribunaux directement en français. La CSC les a renvoyés à l’action politique.

Roger Bilodeau.
Roger Bilodeau. (photo : gracieuseté)

L’Affaire Bilodeau

Pour Roger Bilodeau, qui était représenté devant la Cour par feu Me Vaughan Baird, « ma cause est une étape dans le processus qui a mené à l’avancement des droits linguistiques au Manitoba, puis dans d’autres juridictions ».

Il rappelle le lien entre l’Affaire Forest, qui s’est terminée en décembre 1979, et sa démarche devant les tribunaux quelques mois plus tard : « L’Affaire Forest ne portait que sur la question : L’Official Language Act de 1890, qui faisait de l’anglais la seule langue officielle de la province, était-elle valide ou non?

« La CSC a répondu non, mais sans dire si les lois devraient toutes être dans les deux langues, et si oui de quelle manière, ou quelle était désormais l’obligation de bilinguisme de la Province. Elle s’est limitée à la question posée, laissant un certain vide juridique.

« En un sens, la décision Forest en elle-même était très limitative, même si elle reste cruciale car c’est la clé qui a finalement ouvert la porte à faire déclarer la Loi de 1890 invalide. »

Devant les tribunaux

C’est donc pour tenter de faire clarifier la situation que Roger Bilodeau et Me Baird se sont eux aussi tournés devant les tribunaux avec leur propre contravention unilingue anglais.

« Avec mon billet pour excès de vitesse, je pouvais contester deux lois provinciales : le HighwayTraffic Act et le Summary Convictions Act. Ces deux lois n’étaient pas bilingues et on disait qu’en vertu de la décision Forest, elles auraient dû l’être afin d’être conformes à l’article 23 de la Loi du Manitoba de 1870. Et donc que ma contravention n’était pas valide.

« Et comme le Québec, suite à l’Affaire Blaikie en 1979, devait se conformer à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et avoir toutes ses lois dans les deux langues, puisque l’article 23 était identique à l’article 133, il était nécessaire de clarifier les choses au Manitoba pour ne pas avoir deux poids, deux mesures. En voyant l’ampleur de la chose, le gouvernement fédéral a alors proposé un renvoi afin de remettre en question toutes les lois manitobaines en même temps. »

Concept de validité temporaire des lois

Bien que la CSC ait déclaré la contravention payable par Roger Bilodeau, en posant la question d’autres lois, son affaire a donc fait déclencher le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, en 1985, lors duquel la CSC a finalement répondu avec clarté aux questions en suspens : les 4 000 lois et règlements unilingues anglais du Manitoba devaient bien être traduits, réadoptés dans leur version bilingue, réimprimés et republiés pour être valides.

« La CSC a donné trois ans au Manitoba pour se conformer, précise Roger Bilodeau. Entre-temps, les lois et règlements unilingues en cours resteraient valides et opérants. C’est d’ailleurs la première fois que la CSC invoquait le concept de validité temporaire des lois pour éviter un chaos juridique. Un concept qui a été repris des centaines de fois par la suite. C’est en cela que ma cause, ayant provoqué le Renvoi, a eu un impact plus grand que les seuls droits linguistiques au Manitoba. »

La déclaration de validité temporaire des lois explique d’ailleurs pourquoi Roger Bilodeau, en 1986, a finalement été sommé par la CSC de payer sa contravention.

L’Affaire SANB

Du côté du Nouveau-Brunswick, la saga judiciaire de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick inc. et l’Association des conseillers scolaires francophones du Nouveau-Brunswick, dite Affaire SANB, remontait à 1983.

Me Maurice F. Bourque, avocat des plaignantes, raconte : « Au départ, les demanderesses poursuivaient la commission scolaire anglophone pour faire cesser sa pratique de dispenser des cours d’immersion française à des élèves purement francophones car ça contribuait à vider le système scolaire francophone.

« La Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick, présidée par le juge en chef Guy Richard, nous a donné raison et statué que la commission scolaire anglophone devait refuser les élèves ayant déjà une connaissance pratique du français.

« Malgré cette décision, la commission scolaire anglophone a continué d’accueillir quelques francophones, donc nous sommes retournés devant les tribunaux. Mais pour des raisons particulières entourant ces enfants, comme la présence d’un parent anglophone, le juge a cette fois-ci refusé notre demande. On a interjeté appel, et c’est là que l’affaire a bifurqué. »

Une question de droit importante pour le public

En effet, quand Me Bourque a fait appel de la seconde décision du juge Richard, il était face à un seul juge à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, l’unilingue anglophone Stuart Stratton. Ce dernier s’est alors retiré et a fait venir un autre juge francophone, Jean-Claude Angers, à sa place.

« Le juge Angers a décidé que ma demande devait absolument être entendue par un banc de trois juges. Quand j’y suis retourné pour cela le 1er mars 1984, à ma grande stupéfaction, le banc était présidé par le juge Stratton! »

Me Bourque a donc acheminé la cause à la CSC car elle soulevait selon lui une question de droit importante pour le public : les parties et les plaideurs qui ont le droit d’employer le français dans une affaire dont sont saisis les tribunaux du Nouveau-Brunswick, et par extension les tribunaux établis par le Parlement et les Provinces du Québec et du Manitoba du fait de leurs dispositions bilingues, doivent-ils pouvoir être entendus et compris en français par au moins un membre du tribunal, ou par tous les membres?

Ayant accordé aux plaignants la permission d’être entendus, la CSC a statué le 1er mai 1986, que le paragraphe 19-2 de la Charte canadienne des droits et libertés conférait le droit d’être entendu par un tribunal dont un ou plusieurs membres étaient en mesure de comprendre les procédures, la preuve, les plaidoiries écrites et orales dans la langue officielle de choix des parties. Et dans le cas du juge Stratton, qu’il n’y avait pas assez de preuves qu’il ne comprenait pas suffisamment le français pour entendre l’affaire avec deux autres juges francophones.

« Nous, on demandait que les juges en général puissent comprendre le français, sans interprète, alors cette décision de la CSC était une défaite pour les francophones. »

Se tourner vers l’action politique

Ceci dit, la CSC, dans sa décision, a recommandé aux plaignantes de se tourner vers l’action politique pour obtenir les changements qu’elles voulaient. « J’ai alors fondé en 1987, à l’Université de Moncton, l’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick, la première au pays, reprend Me Maurice Bourque.

« L’une de nos premières revendications a été de demander au gouvernement néo-brunswickois de Frank McKenna de modifier la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick pour faire en sorte que toute personne siégeant sur un tribunal judiciaire ou administratif du Nouveau-Brunswick puisse comprendre le français directement, sans interprète. Autrement dit, qu’il y ait une obligation de bilinguisme. M. McKenna nous a accordé ces amendements à la Loi. »

La cause SANB devant la CSC a donc eu, indirectement, un grand impact positif sur les droits des francophones du Nouveau-Brunswick puis-qu’ils pouvaient désormais utiliser le français devant les tribunaux sans restriction, à l’écrit comme à l’oral, incluant quelque 30 tribunaux administratifs.

« Ça a donné une grosse piqûre d’adrénaline au bilinguisme dans tous nos tribunaux. Notre défaite se transformait en victoire! »

Il ajoute que « suite à ce changement législatif au Nouveau-Brunswick, le Parlement du Canada a lui aussi modifié la loi fédérale pour faire en sorte que tous les juges des tribunaux fédéraux aient également l’obligation de comprendre le français et l’anglais sans interprète. La seule exception, c’était les juges de la CSC ».

Cet article est issu de notre première édition de l’année consacrée au 150 ans de la Cour suprême du Canada.