Dont des initiatives majeures sur la régulation d’internet et la protection des enfants face à la pornographie en ligne. Un processus controversé qui soulève des questions éthiques et politiques.
La frénésie politique provoquée par la démission du premier ministre Justin Trudeau le 6 janvier dernier a créé beaucoup d’incertitude quant aux projets de loi qui étaient en cours de discussion.
En effet, comme l’explique la Chambre des Communes, « les projets de loi qui n’ont pas reçu la sanction royale avant la prorogation disparaissent totalement et, pour qu’ils puissent aller de l’avant, doivent être représentés à la session suivante comme s’ils n’avaient jamais vu le jour ».
Il existe quelques exceptions : si un vote unanime accepte de ramener un certain projet ou si des motions sont adoptées auparavant afin d’éviter aux projets d’être détruits. Mais dans l’ensemble, de nombreux projets repartent à zéro, ce qui fait de la prorogation une décision historiquement controversée, étant souvent perçue comme une manœuvre politique.
Des protestations
Cette décision a suscité de nombreuses protestations, considérant surtout les projets de loi majeurs qui n’ont pas encore été adoptés. Par exemple, le projet de loi C-27, la seule tentative existante de réglementation de l’intelligence artificielle au Canada, a maintenant été écrasé. À moins qu’il ne soit relancé à l’unanimité, un résultat peu probable compte tenu de la forte opposition des conservateurs aux recommandations en matière de vie privée et de l’absence de consultation publique sur la réglementation de l’IA, les Canadiens devront s’attendre à plus de délais avant que le pays ne se dote d’une véritable législation sur l’industrie de l’IA, qui évolue rapidement.
Cependant, contrairement aux projets de loi émanant de la Chambre, comme le projet de loi C-27, il n’existe pas de procédure permettant de ramener les initiatives législatives émanant du Sénat. Une situation désastreuse pour les sénateurs dont le travail, qui a parfois duré des années, a été réduit à néant.
Protéger les enfants
La sénatrice Julie Miville-Dechêne fait partie de ceux dont les initiatives ont maintenant disparu. Parmi ses trois projets encore à l’étude, on retrouvait le projet S-210, qui visait à empêcher les enfants d’accéder à des contenus pornographiques en ligne en imposant des vérifications d’âge. Les plateformes qui n’auraient pas procédé à ces vérifications auraient pu, si la loi avait passé, se voir infliger des amendes pouvant aller jusqu’à 500 000 dollars.
« C’est beaucoup plus compliqué quand on fait ça seule parce qu’on a seulement notre bureau pour faire de la recherche et surtout, il faut trouver des alliances », explique la sénatrice Miville-Dechêne à propos du processus d’élaboration de ce projet de loi.
« Mais en même temps, c’est un projet de loi qui était non-partisan. J’avais à la fois des appuis chez les plus conservateurs, chez les féministes, chez les parents. Pendant quatre ans, j’ai bâti cette coalition et fait connaître cet enjeu au Canada. »
Les enjeux d’éthiques
Le projet, qui faisait écho à des discussions similaires dans d’autres pays occidentaux, a vu le jour pendant la pandémie, lorsque le monde, et en particulier les jeunes, ont dû s’adapter à une nouvelle réalité numérique. Au même moment, la sénatrice entendait parler des nombreuses controverses auxquelles était confrontée la populaire plateforme pornographique PornHub, basée à Montréal.
PornHub était alors critiquée pour ne pas avoir pris les précautions nécessaires pour s’assurer d’avoir le consentement de tous les participants figurant dans les vidéos téléchargées sur sa plateforme. En même temps, une liste grandissante de politiciens demandaient à la GRC de lancer des enquêtes criminelles contre PornHub pour avoir permis la publication de vidéos contenant de l’exploitation sexuelle d’enfants et des contenus pornographiques mettant en scène des mineurs.
Mais pour la sénatrice Miville-Dechêne, les problèmes des grandes plateformes pornographiques ne s’arrêtent pas à des façons de faire déjà illégales.
Selon elle, la large disponibilité à tous, incluant aux enfants, de contenus pornographiques gratuits en ligne était aussi une grave négligence.
« Les propriétaires [des plateformes pornographiques] n’avaient jamais pris la responsabilité de s’assurer que ce n’étaient pas des mineurs qui allaient sur ces sites-là. Ça m’est vraiment apparu comme un problème de santé publique important auquel personne au Canada ne s’intéressait. C’était beaucoup plus discuté aux États-Unis et en Grande-Bretagne. »
Impacts à long terme
Selon elle, il est important d’aborder cette question en raison des nombreuses préoccupations éthiques qu’elle soulève. Selon la recherche, l’exposition précoce au contenu explicite peut avoir des effets durables, tels que « sexualiser prématurément un enfant; inciter un enfant à expérimenter des comportements sexuellement explicites dans le but de comprendre; amener un enfant à banaliser des comportements dangereux et lever ses inhibitions par rapport à ceux-ci; influencer les attentes d’un enfant dans ses relations [et] vis-à-vis de l’apparence physique et de certains actes sexuels ».
La recherche démontre aussi que la désensibilisation des enfants aux contenus sexuels les rend plus vulnérables à l’exploitation sexuelle, tant en ligne que hors ligne. Le cerveau en développement des enfants les expose également à un risque d’addiction à la pornographie plus élevé que celui des adultes. En bref, les conséquences ne sont pas négligeables, ni seulement visibles à court terme.
Images violentes
« Voir ces images-là peut aussi avoir un effet sur la perception des enfants de l’égalité homme-femme. L’égalité, ce n’est pas seulement dans la vie professionnelle, c’est aussi dans la vie intime. La sexualité doit être un échange de plaisir, ça ne peut pas juste être une femme dominée. »
Les plateformes pornographiques proposant souvent des contenus de plus en plus « hardcore », les enfants peuvent normaliser les actes parfois violents exercés contre les femmes, le message selon lequel les femmes sont des objets sexuels et les normes de genre stéréotypées dans lesquelles les hommes dominent et les femmes se soumettent.
« Ce sont des images qui sont parfois violentes, souvent dégradantes, et qui sont de la performance. Les enfants ne voient pas la différence entre une performance et la réalité », dit la sénatrice Miville-Dechêne.
Les effets néfastes de la pornographie sur les enfants n’étaient pas aussi répandus lorsque ce contenu n’était disponible que dans les magasins où une preuve de majorité était nécessaire pour effectuer un achat. Mais comme les plateformes pornographiques peuvent maintenant publier des contenus explicites en ligne, la disponibilité pour toute personne ayant accès à l’internet devient un problème de plus en plus important.
Dans les coulisses de S-210
Au début des efforts de son bureau pour construire ce projet de loi, la sénatrice Miville-Dechêne a engagé la firme Léger pour créer un sondage demandant aux Canadiens leur opinion sur la question. Résultat : 73 % des répondants considéraient l’accès facile à la pornographie en ligne comme un problème très ou assez important et 77 % étaient très ou assez favorables à l’adoption d’une loi vérifiant l’âge des consommateurs de pornographie.
Cependant, malgré le consensus du public canadien, le projet de loi s’est heurté à un mur lorsqu’il est arrivé à la Chambre des communes et a semé la controverse en raison de ses implications potentielles en matière de protection de la vie privée.
Le gouvernement libéral, qui introduisait de vastes réformes sur les lois existantes en matière de protection de la vie privée à travers le projet de loi C-27, craignait que la vérification de l’âge constituerait un risque trop important pour la vie privée des consommateurs de contenus pornographiques.
Risque de piratage
Bien qu’il existe plusieurs options pour vérifier l’âge des internautes, notamment l’estimation faciale de l’âge et la vérification de l’identité par des plateformes tierces, elles peuvent exposer les utilisateurs au risque de piratage et d’attaques ciblées si les données sont mal stockées ou si un cybercriminel suffisamment habile est en mesure d’accéder à ces informations. Même les simples données permettant de savoir si une personne a visité ou non un site web pornographique peuvent la rendre vulnérable à de la sextorsion ou à d’autres types de menaces de la part de cybercriminels.
Il s’agit d’un dilemme qui semble gagner du terrain dans le monde entier. La semaine dernière, la Cour suprême des États-Unis commençait à examiner un cas au Texas visant à déterminer si la mise en place d’une vérification de l’âge sur les sites pornographiques violerait les droits du premier amendement. L’État américain se range toutefois parmi les 19 qui ont déjà mis en place des lois requérant aux plateformes porno de vérifier l’âge de leurs utilisateurs.
En France, où des lois sur la vérification de l’âge des sites pornographiques sont en place depuis 2020 et qui multiplie les efforts pour complètement bloquer les sites en infraction, la question de la protection de la vie privée a été presque complètement adressée.
Vérification d’identité
Les utilisateurs se connectent par l’intermédiaire d’un tiers qui les connecte à leur compte de sécurité sociale. Le gouvernement ne reçoit aucune information sur le site web auquel l’utilisateur accède, mais uniquement sur le fait que son âge doit être vérifié. De l’autre côté, le tiers ne permet pas aux sites pornographiques de recevoir des informations d’identification autres que le fait que l’utilisateur est majeur ou non. Certains ont cependant été critiques par rapport aux risques reliés à la collecte de l’adresse IP des utilisateurs via ce processus de vérification.
« La technologie s’améliore, on a des vérifications d’identité partout sur Internet », déclare la sénatrice Miville-Dechêne, qui maintient l’importance de son projet de loi malgré les mesures supplémentaires qu’il engendre.
« À mon avis, protéger les enfants, c’était essentiel. Oui, ça crée un léger inconvénient pour les amateurs de pornographie qui doivent s’identifier, mais par ailleurs, ça protégeait les enfants. »
Et la sénatrice d’ajouter : « Ça me déçoit beaucoup parce qu’évidemment, j’ai une famille, j’ai des enfants qui sont maintenant dans la vingtaine et j’ai observé ce phénomène de la montée de la pornographie et du fait qu’il y en a partout. »
Sécurité numérique
La prorogation a entraîné la perte de ce projet de loi, mais aussi du projet de loi C-63 du gouvernement libéral, qui visait à mieux réglementer l’internet. Aussi appelée la Loi sur les préjudices en ligne, cette initiative visait à créer une Commission canadienne de la sécurité numérique, à cibler les discours haineux et à appliquer plus strictement le retrait des contenus pédopornographiques sur l’internet.
« Je considère qu’on perd un temps précieux, parce qu’en ce moment, il n’y a aucune protection des enfants existant dans le système parlementaire avant qu’il n’y ait un autre projet de loi qui émerge et qui passe à travers toutes les étapes, ce qui va prendre du temps. »
Mais Julie Miville-Dechêne garde l’espoir que le travail qu’elle a accompli n’est pas vain. Bien que l’avenir de son initiative soit incertain, compte tenu des priorités de chaque gouvernement, elle considère qu’il s’agit d’une étape nécessaire pour créer un environnement en ligne plus sain pour les enfants.
« Mon espoir, c’est que le prochain gouvernement puisse inclure cette mesure de protection à l’intérieur d’un projet plus large sur les préjudices en ligne », dit la sénatrice, « parce que la pornographie n’est qu’un seul des préjudices en ligne. »