Par Antoine Cantin-Brault.

Mais sa mort, toujours, a des conséquences désastreuses, et a pour fondement un sol particulièrement dangereux.

Pourquoi, d’abord, s’intéresser à l’ironie et suivre son « pouls »? Selon Antidote, l’ironie est une « Figure de rhétorique qui consiste à présenter comme vraie une proposition manifestement fausse afin de faire ressortir son absurdité. » L’ironie, dont il est question ici, n’est pas forcément mesquine. L’ironie permet, sourire au coin, de faire comprendre quelque chose de complexe et d’absurde par son contraire. « Brutus est un honnête homme » dit Antoine chez Shakespeare, alors même que Brutus vient d’assassiner traîtrement, et pour des motifs plutôt absurdes, César. L’ironie est un signe d’intelligence, elle dénote la capacité à saisir plusieurs niveaux de sens différents. Surtout, l’ironie permet d’entrer en contact, via son contraire l’absurde, avec la cohérence et la profondeur de la vérité.

La mort de l’ironie signifie donc de ne plus être capable de voir l’absurde, de prendre tout « au pied de la lettre ». Il n’y a plus de contraire possible au discours : le discours, alors, dit tout et tout est présenté comme vrai. La mort de l’ironie trouve son sol dans la destruction de la vérité elle-même. La vérité est toujours un tout complexe : la vérité a plusieurs visages si l’on veut, sans pour autant pouvoir porter n’importe quel visage. La vérité, ce n’est pas une donnée, c’est un abysse. Ce qui tue l’ironie, au fond, c’est la simplification du monde et de sa vérité : quand tout est pensé dans une seule dimension et selon une seule perspective, alors plus rien n’est absurde et tout discours contraire est considéré comme faux ou feint. Les théories du complot, notamment, ont toutes pour fondement cette simplification du monde. Elles peuvent être complexes en elles-mêmes, pourtant elles supposent toutes la même explication simpliste du monde : quelqu’un ou quelque chose nous cache quelque chose, il y a complot.

Les conséquences de cette mort de l’ironie sont graves. Si la profondeur abyssale de la vérité a été perdue, si le monde n’a qu’une dimension, s’il n’y a qu’une seule interprétation du monde possible et qu’il n’est plus possible de pointer vers quelconque absurdité, alors la violence croît. Un monde où l’ironie n’est plus possible est un monde pauvre. C’est un monde appauvri en possibilités et en choix. La blague ou le clin d’œil n’est plus possible. Tout discours doit être considéré comme vrai, même s’il est foncièrement absurde. « Le Canada deviendra le 51ème État américain », « La bande de Gaza deviendra la nouvelle Côte-d’Azur du Moyen-Orient », « Il y a eu collision entre un hélicoptère et un avion à cause des programmes d’ÉDI ». Prononcer ces phrases de manière ironique peut, dans certains milieux, déchaîner les pires violences.

L’ironie c’est tout simplement la conscience, suggérait Vladimir Jankélévitch. Proudhon avait raison de crier : « Ironie, vraie liberté! » car dans l’ironie se présente, au moins, le choix entre l’absurde et son contraire; dans un monde dénué d’ironie, il n’y a plus de choix car il n’y a plus d’Autre. Pour que l’ironie fonctionne comme ironie, il faut que la personne qui la reçoive soit prête à l’entendre. Il y a ici un travail d’éducation à faire. Une (ré)éducation à ce qu’est la vérité, qui se dévoile le mieux possible par son contraire.