Aussi surprenant que cela puisse paraître, il est très difficile de savoir combien de personnes sourdes vivent au Canada actuellement. La dernière enquête menée par Statistique Canada remonte à 2001.

L’enquête sur la participation et les limitations d’activités estimait que 2,8 millions de Canadiens vivaient avec une déficience auditive. L’association des Sourds du Canada, quant à elle, souligne « qu’aucun recensement entièrement crédible des Sourds, des devenus sourds et malentendants n’a été effectué au Canada ».

Toutefois, l’association hasarde tout de même « avec réserve » une estimation.

En partant du principe qu’une personne sur dix est concernée, il existerait 357  000 Canadiens sourds, ou devenus sourds et 3,21 millions de Canadiens malentendants.

S’il s’avère compliqué de trouver un chiffre exact et définitif, il est une chose certaine, c’est qu’il existe aujourd’hui au Canada une pénurie d’interprètes spécialisés, à la fois en français-langue des signes québécoise (LSQ), mais aussi en American Sign Language (ASL).

À la manière de l’anglais et du français, les langues des signes LSQ et ASL coexistent elles aussi au Canada. Cela signifie naturellement que les besoins en interprètes spécialisés dans l’une ou l’autre des langues signées existent à travers tout le pays. Seulement la situation est particulièrement délicate. Et pour le comprendre, il suffit de se pencher sur les programmes de formation d’interprètes au pays.

Quelles problématiques?

Cynthia Benoit est directrice de la stratégie au Service d’interprétation visuelle et tactile (SIVET) qui est l’un des cinq centres d’interprétation les plus importants du Québec avec près de 80 interprètes.

Elle explique qu’il existe à l’heure actuelle un seul et unique programme en interprétation LSQ à l’Université du Québec à Montréal (L’UQAM).

Côté ASL, les programmes sont plus nombreux. Au nombre de cinq, selon Richard Belzile, directeur général de l’Association des Sourds du Canada.

Pour autant, les deux langues partagent les mêmes problématiques.

« Pour la LSQ, indique Cynthia Benoit, on a 250 interprètes au Québec, soit 1 interprète pour 340 sourds. Et le défi actuel, c’est que sur les deux dernières années, nous n’avons diplômé que sept nouveaux interprètes. Alors que les demandes d’interprétation ont augmenté de 350 % au SIVET seulement. »

Pour se faire une idée du nombre de demandes que traite le SIVET, le rapport annuel pour l’année 2022-2023, rapporte un total de 1 229 clients (corporatifs et individuels compris).

Côté ASL, Richard Belzile, lui, fait état d’à peu près 900 interprètes, pourtant l’inquiétude est la même.

« Chaque année on entend que certains programmes vont fermer leurs portes. Le problème c’est que ce sont des programmes qui sont coûteux et que les classes ne sont pas énormes. On estime entre huit et dix le nombre de diplômés chaque année, par programme. »

À noter qu’il n’existe pas pour l’heure de programme permettant à un interprète de passer de l’ASL à la LSQ. Et les interprètes bilingues sont particulièrement rares.

Si l’on ajoute à cela la grande variété d’accents qui existe à travers le pays, le vivier d’interprètes se rapetisse davantage.

Conséquences

Les interprètes sont essentiels au quotidien des personnes sourdes et malentendantes. Par exemple, La Liberté aurait eu beaucoup de mal à interviewer Richard Belzile et Cynthia Benoit sans l’aide d’une interprète. Les besoins d’interprétation sont omniprésents dans la vie des personnes sourdes.

Cynthia Benoit souligne plusieurs exemples. « Dans le milieu de la santé, c’est un besoin essentiel, c’est la loi. Les services de santé doivent faire appel à un interprète. L’accès à l’éducation est un droit aussi. Les personnes sourdes qui ont affaire avec la justice, les systèmes politiques. Il existe des obligations légales de donner l’accès aux services d’interprétation. »

La liste est longue, mais un besoin d’interprétation peut aussi être nécessaire dans le cadre d’un mariage ou bien de la pratique d’un sport.

D’ailleurs, les interprètes sont généralement tenus à un code déontologique « très strict ».

Un code éthique pensé pour s’assurer que l’interprète puisse faire le pont entre la communauté sourde et la communauté entendante sans pour autant prendre le contrôle de la conversation, mais pas seulement.

« Le respect de la confidentialité est aussi important. Les interprètes entrent dans la vie des personnes sourdes qui dévoilent parfois une partie de leur vie privée. »

À qui la facture?

D’autre part, à la pénurie, il faut également ajouter la question de l’accessibilité. Pour reprendre les mots de Cynthia Benoit : « Les sourds peuvent avoir besoin d’un interprète pour toutes les raisons possibles, mais là où le bât blesse, c’est de savoir qui va payer la facture. »

Parfois, la réponse est évidente. Dans le cas de cours à l’université, l’établissement fréquenté a la charge de payer les services de l’interprète, mais la réponse peut être plus délicate.

« L’objectif est que les personnes sourdes ne paient jamais ces services. L’on peut imaginer au cours d’une vie toutes les fois où l’on a besoin de communiquer. Nous payons nos factures comme tout le monde et nous devrions en plus payer les services d’interprétation pour nos différentes démarches quotidiennes? Ça ne serait pas logique. »

Richard Belzile donne une idée de ce que peuvent coûter les services d’un interprète. « Quand l’association engage un interprète, je dois payer 500 $ par jour. Un interprète à distance coûte 1 500 $ par mois pour 120 minutes d’interprétation. »

Évidemment, il y a aussi la question de savoir qui aura la charge de définir les besoins qui sont, ou ne sont pas essentiels.

Tout n’est pas perdu pour autant, le Québec par exemple bénéficie du Contrat d’intégration au travail, qui permet de rembourser un employeur pour les services d’interprétation. Une initiative, qui n’existe pas dans le reste du Canada.

Cependant, en 2019, le gouvernement adoptait la Loi canadienne sur l’accessibilité qui vise une intégration favorisée des personnes sourdes à la société d’ici 2040. « La loi est là depuis cinq ans, mais on attend encore les règlements », regrette Richard Belzile.

Solutions

Des pistes de solutions sont malgré tout envisagées. L’une d’entre elles est d’ailleurs déjà en place en Ontario où la langue des signes peut être choisie comme troisième langue dès l’école primaire.

Entre le temps nécessaire pour apprendre la langue des signes et l’obtention d’un certificat après un programme d’une durée de trois ans, devenir interprète peut prendre jusqu’à sept ans.

« C’est un problème », s’accordent Cynthia Benoit et Richard Belzile.

« Il faut que les cours de langues des signes soient offerts aux élèves au même titre que l’espagnol. Comme une troisième langue. »

Pour que cela se réalise, il est également nécessaire que le gouvernement se saisisse de la question. Comme le fait remarquer Cynthia Benoit, « nous ne pouvons pas forcer les écoles à quoi que ce soit. »

Étant confronté plus jeune à la langue des signes, le bassin d’interprètes potentiel serait plus grand au départ. Cela étant dit, même si la loi changeait et que l’enseignement de la langue des signes devenait une option dans les écoles, le problème serait alors de trouver le personnel qualifié pour l’enseigner.

Les technologies pour faire le pont?

C’est indéniable, les progrès accomplis en matière d’intelligence artificielle (IA) ces dernières années ont été fulgurants. Alors que les outils de traduction instantanés existent et sont de plus en plus efficaces, il convient de s’interroger si des outils similaires pourraient voir le jour pour les langues des signes.

Après tout, le champ des possibles en matière d’IA semble infini.

Pour Cynthia Benoit, directrice de la stratégie au Service d’interprétation visuelle et tactile (SIVET) et Richard Belzile, directeur général de l’Association des Sourds du Canada, ce n’est pas pour tout de suite.

D’abord, l’on recense 121 langues des signes à travers le monde. Et la complexité de ces langues pourrait poser un frein au développement d’outils de traduction.

« Il y a un signe pour plusieurs mots, fait valoir Cynthia Benoit. Parfois il y a plusieurs signes pour un seul mot. De plus, nous communiquons en trois dimensions. Il faut regarder mes mains, mais aussi l’expression de mon visage. »

Par nature, les langues signées sont complexes, et à titre de langues, elles sont aussi une composante essentielle de l’identité des individus. En ce sens, il existe des accents, des intonations, chaque individu possède une prosodie qui lui est propre.

Comme l’indique Richard Belzile, « il y a 15 façons de montrer la négation lorsque l’on signe ».

Le directeur général fait aussi valoir que pour qu’un outil de traduction efficace voie le jour, il est essentiel que les personnes sourdes soient consultées et fassent partie du processus d’élaboration.

Il existe aujourd’hui des applications pour l’apprentissage des langues des signes, pour la traduction, c’est effectivement plus rare. On parlait en 2019 du système SignAll qui avait pour ambition de traduire en temps réel la langue des signes. L’Union européenne avait soutenu le projet et l’Université Gallaudet (établissement spécialisé dans l’éducation pour les étudiants sourds et malentendants) de Washington s’était rapprochée de l’entreprise hongroise en 2017.

D’autres applications telles que SignLLM ou Hand Talk sont aussi sur le marché, bien qu’encore en phase expérimentale.