Par Bernard Bocquel
La Liberté du 22 juillet 2015
Nous voici en plein cœur de l’été, le temps manitobain par excellence, celui qui nous permet de nous réconcilier avec notre pays, si sujet aux extrêmes. Nous voici à cette époque de l’année où chaque belle journée compte, puisque les récoltes doivent encore mûrir et que déjà l’hiver s’insinue dans les esprits les plus sujets aux affres de la dure saison.
Depuis qu’ils s’en souviennent, les Manitobains tâchent de vivre au ralenti durant la période des grandes vacances scolaires. Ainsi même les plus dévoués bénévoles de conseils d’administration d’organisations en tous genres n’accepteraient de tenir une réunion en juillet et août qu’à la condition expresse de régler une grave crise inopportune.
L’été manitobain, c’est le temps des méditations, le temps de se laisser aller à nouveau à la puissance de l’esprit de ces lieux sûrement encore hantés par les gigantesques troupeaux de bisons, qui parcouraient les prairies comme monte la mer lors des grandes marées.
Aux yeux des Autochtones, cette énorme masse animale représentait depuis des temps immémoriaux la possibilité de s’épargner la faim. Dès leur premier hiver les colons de Selkirk s’imprègnent aussi de cette évidence, eux qui étaient arrivés à la Rivière-Rouge à la toute fin d’août 1812, bien trop tard dans la saison pour espérer quelque récolte.
L’été manitobain est le temps de se souvenir encore et encore que c’est bien l’inéluctable hiver manitobain qui est le rappel suprême que la solidarité humaine représente une des valeurs essentielles au maintien en santé d’une société. Notre hiver est même le garant de cette nécessaire solidarité. En effet, jamais les colons de Selkirk et leurs descendants n’oublièrent qu’ils eurent la vie sauve grâce aux Autochtones et aux Métis.
Au risque de le formuler avec un excès de romantisme, il faut pourtant rappeler que la Colonie de la Rivière-Rouge a planté ses racines dans le terreau de la dignité humaine. Dans notre Manitoba moderne quadrillé de Safeway, il est impératif de garder en tête la leçon infligée par l’hiver aux colons venus en droite ligne de l’Europe, sous peine de ne jamais comprendre l’impérieuse nécessité de se soumettre à la loi de la solidarité humaine, loi manitobaine par excellence.
Les personnes qui se préoccupent des enfants défavorisés qui vont à l’école le ventre vide, qu’ils soient enfants de milieux autochtones ou enfants de milieux d’immigrants, sont en esprit les vrais descendants des gens de ce pays qui ont épargné la mort certaine aux colons de Selkirk. N’en déplaise à ceux qui attribuent au sang d’imaginaires vertus et qui se gargarisent des exploits de leurs ancêtres chasseurs sans rien faire pour soutenir la culture de l’entraide qui prévalait jadis au Temps de la Prairie, celui d’avant les chemins de fer.
L’été manitobain, c’est le temps des méditations, le temps de se pénétrer à nouveau des formidables puissances contenues dans la ligne droite qui fait l’horizon des plaines. Au moins jusqu’au 18e siècle dans les mentalités européennes, les hautes montagnes sont vues comme des espaces indésirables, inhospitaliers. Depuis un bon siècle, les chaînes de pics ont envahi l’imaginaire au point de devenir des objets de conquête désirables. Au point qu’il n’est pas rare de croiser des Manitobains s’excusant de ne pas pouvoir mettre quelque haute montagne à la disposition des touristes.
Ces gens-là sont tombés victimes de la représentation qu’un œil non averti se fait de la plaine, cet espace infini qu’il résume à du vide. Ces complexés-là sont tout simplement détachés de la réalité qui les entoure. S’ils étaient branchés sur l’esprit du lieu, ils verraient à s’en faire éclater les yeux que l’horizon de plaine, le plus humble des horizons, permet justement d’accéder à la sensation de totalité, de plénitude, du tout-est-possible et d’en être habité. C’est ainsi : la nuagerie des ciels des Prairies est autrement plus impressionnante et bien plus variable que quelque rigide montagne.
Et s’il est indiscutable que tant et tant de Manitobains subissent les effets des fausses représentations, le combat pour arriver à une juste appréciation de notre pays est loin d’être perdu. À preuve les réactions de mépris populaire enregistrées à l’été de 2006, lorsque le gouvernement de Gary Doer lança à grands renforts de millions de $ sa campagne Spirited Energy, concoctée dans une officine de publicitaires new-yorkais. Pour mémoire, c’est à cette occasion-là que fut introduit le bison gouvernemental qui ressemble à un taureau enragé.
L’été manitobain, c’est le temps béni des méditations, des prises de conscience pour débusquer les fausses représentations qui nous plombent la vie. C’est le temps idéal pour se confier humblement à l’espace infini, afin d’entrer en harmonie avec la simplicité de l’horizon.