Près de 150 pêcheurs et matelots de Norway House ont reçu des réclamations de Service Canada pour un total de plus de 800 000 $. Ils sont accusés d’avoir incorrectement déclaré leurs revenus sur leurs formulaires d’assurance emploi. Pour le président de la coopérative, Langford Saunders, c’est la survie de leur mode de vie qui est en jeu.
Par Gavin BOUTROY
Droit, les mains dans les poches, il s’avance sur le ponton d’un pas mesuré, habitué qu’il est à dompter le ressac. Son regard transperce. Et c’est celui d’un homme qui sait qu’il lui faut, à nouveau, défendre la dignité des pêcheurs de sa communauté. Langford Saunders est le président de la Coopérative des pêcheurs de Norway House depuis 2009.
Il était président de la coopérative quand, en 2011, la Cour Suprême a déclaré que les pêcheurs de Norway House devaient être exempts de taxation, car leur activité commerciale précédait la signature du Traité numéro cinq. C’est Me Norman Boudreau qui a plaidé leur cause.
Maintenant se déroule un combat administratif encore plus dramatique. « C’est la survie de nos pêcheurs, de leurs familles, et de notre mode de vie qui est aujourd’hui en péril », assure le représentant des pêcheurs.
« Quand les coups de téléphone de Service Canada ont commencé à l’automne 2015, je suis rentré en trombe au bureau pour essayer de comprendre pourquoi ils nous appelaient. Et puis j’ai commencé à comprendre. »
Les formulaires de demande d’assurance emploi des 52 pêcheurs de Norway House, ainsi que de la centaine de matelots de pont qu’ils emploient, ont été l’objet d’une enquête de Service Canada qui s’étendait de 2011 à 2015. Chacun des pêcheurs et de leurs employés, environ 150 personnes au total, ont reçu des notices du gouvernement indiquant qu’ils devaient rembourser des sommes allant jusqu’à 60 000 dollars. La majorité des sommes à rembourser est de 33 000 dollars.
La Nation crie de Norway House est une réserve située à 800 km au Nord de Winnipeg, à l’extrémité nord du Lac Winnipeg. La coopérative des pêcheurs a été incorporée en 1962 pour mettre en commun le traitement, le marketing et la vente du poisson, afin que les pêcheurs autochtones de Norway House puissent concurrencer les grandes entreprises de pêche privées du Lac Winnipeg.
52 permis de pêche sont détenus par les membres de la coopérative. Ces permis sont traditionnellement transmis de père en fils. Un pêcheur embauche normalement deux ou trois matelots de pont.
En une année, il y a deux saisons de pêche : l’une en juin-juillet, l’autre en septembre-octobre. En hiver, les pêcheurs et leurs matelots vivent d’assurance emploi.
« C’est assez commun dans nord, dans les région éloignées et dans les maritimes, note Me Boudreau. L’assurance emploi, c’est la même chose pour les bûcherons du nord du Québec, ou les pêcheurs partout au Canada. J’entendais aujourd’hui que les gens à Churchill gagnent en ce moment leur argent, c’est la saison touristique. Et pendant l’hiver, c’est l’assurance emploi. Si l’assurance emploi n’était pas en place, ces gens-là ne seraient pas à Churchill. »
Langford Saunders estime qu’environ 1 200 personnes vivent de l’activité commerciale de la coopérative, soit près de 20 % de la population de la réserve. Lui-même embauche deux matelots de pont. Chacun d’entre eux ont une famille. Ainsi, 15 personnes dépendent directement de la pêche du bateau du président de la coopérative.
Des enquêtes « manipulatrices »
Langford Saunders explique le déroulement des enquêtes. Il juge les techniques des enquêteurs manipulatrices. « Les pêcheurs et leurs matelots étaient convoqués tour à tour pour des entrevues à Thompson avec des représentants de Service Canada. Thompson est à 3h30 de route de Norway House. Ils ne nous ont pas payé l’essence.
« Mon entrevue à Thompson a pris dix minutes. Je suis rentré dans la pièce, je me suis présenté, j’ai répondu à leurs questions, j’ai posé mes questions et je suis parti. Les entrevues d’autres pêcheurs et des matelots de pont ont duré beaucoup plus longtemps.
« Les représentants de Service Canada ont dit à des pêcheurs et des matelots à qui ont avait arrêté les paiements d’assurance emploi, qu’ils recevraient leur paiements s’ils donnaient certaines informations. D’autres auraient été menacés de poursuites criminelles. (Voir l’encadré Témoignage d’un pêcheur)
« Les enquêteurs appelaient les familles des pêcheurs et des matelots pour essayer d’en extraire des informations. Souvent en indiquant la sévérité des conséquences que risquaient les pêcheurs.
« Personne ne savaient quoi répondre. Les pêcheurs ne comprenaient pourquoi ils étaient l’objet d’une enquête. Tout le monde avait peur.
« Alors j’ai dit aux pêcheurs : on repart sur le sentier de la guerre. »
Une erreur, mais pas de volonté frauduleuse
Service Canada reproche aux pêcheurs d’avoir incorrectement rempli leurs demandes d’assurance emploi, et n’entend pas leurs excuses, car pour l’administration, toute l’information était disponible sur son site internet.
Or la langue maternelle d’une majorité des pêcheurs est le cri. Beaucoup d’entre eux sont des aînés, sans aucune compétence en matière d’internet. Souvent ils n’ont pas d’éducation formelle. Ils ont passé leur vie sur le lac.
Shelley Hart, est l’employée de la coopérative chargée de l’administration. Elle explique que les enquêtes sur les demandes d’assurance emploi des pêcheurs de Norway House tournent autour deux facteurs.
« La coopérative n’est pas l’employeur des pêcheurs. Cela veut dire que les pêcheurs sont des travailleurs indépendants qui emploient de matelots de pont. Selon la loi, 75 % du revenu des pêcheurs est assuré. Les 25 % restants sont déclarés comme dépenses. En plus, les salaires des matelots doivent être déduits des 75 %. Ce qui reste doit être déclaré en tant que revenu assurable. Mais ça, les pêcheurs ne le savaient pas. Ils déclaraient la totalité des 75 %.
« Moi-même je ne le savais pas jusqu’à ce que les enquêteurs nous en aient fait part en 2015. Une portion des sommes que les pêcheurs doivent rembourser correspond aux salaires des matelots qui n’ont pas été déduits du montant assurable déclaré.
« Dès qu’on a obtenu cette information, on a immédiatement corrigé l’erreur. Il n’y avait aucune volonté frauduleuse. Les pêcheurs n’étaient tout simplement pas au courant. À aucun moment nous avons reçu un avertissement de Service Canada, et les agents du bureau de Service Canada à Norway House ne nous ont jamais dit que l’on faisait cette erreur.
« Il faut se rendre compte que c’est seulement depuis 2015 que nous avons l’internet à haut débit. Avant ça il était quasiment impossible d’accéder au site web de Service Canada à partir de Norway House. De même qu’il y a très peu d’endroits sur la réserve où il y a du réseau cellulaire. Dans toute cette histoire, on a l’impression que Service Canada n’a aucune idée de la réalité de la vie des pêcheurs à Norway House.»
Langford Saunders note, « lorsqu’en 2015 j’ai demandé aux enquêteurs pourquoi ils nous faisaient venir à Thompson qui est à 3 h 30 de route de la réserve, ils m’ont répondu qu’ils avaient besoin d’accès à internet. »
En réponse à des questions de La Liberté concernant l’accessibilité d’informations sur l’assurance emploi en région isolées, le service médiatique du Gouvernement du Canada a indiqué la date et l’heure de ses services mobiles mensuels à Norway House, qui sont annoncés par la station de radio locale, affichées sur le site web de Service Canada, et données lors d’appels à une ligne téléphonique de Service Canada. Les heures d’ouverture du Centre de Service Canada de Thompson sont également indiquées, ainsi qu’une foule de lignes de soutien téléphonique.
« Le second facteur dans l’enquête, indique Shelley Hart, est une remise en question de la légitimité des relevés d’emploi des pêcheurs et de leurs aides. » Les enquêtes soulèvent des doutes par rapport aux demandes d’assurance emploi des matelots de pont embauchés par des membres de leur famille.
En réponse aux questions de La Liberté, le service médiatique du Gouvernement du Canada résume comme suit la loi sur l’embauche de membres de familles et l’assurance emploi.
« En vertu de l’alinéa 5(2)i) de la Loi sur l’assurance emploi (LAE), il est important de déterminer si les parties ont ou non un lien de dépendance entre elles, car s’il y a un lien de dépendance, l’emploi pourrait ne pas être assurable. Cette détermination touche directement l’admissibilité d’un employé aux prestations d’assurance-emploi.
« En d’autres mots, rien n’empêche une personne de travailler pour quelqu’un avec qui elle a des liens de parenté. Cependant, l’emploi sera considéré comme assurable uniquement si l’on peut raisonnablement conclure que l’employeur aurait aussi pu embaucher une autre personne (avec qui il n’a aucun lien de parenté), selon les mêmes conditions. »
Shelley Hart indique qu’une majorité des pêcheurs emploient des personnes avec lesquelles ils ont un lien de parenté. S’il s’avère que le lien de parenté est un lien de « dépendance », l’employé jugé dépendant n’est pas assurable. D’où les sommes que doivent rembourser les matelots de pont.
« Les matelots de pont ont cessé de recevoir leurs paiements d’assurance emploi en 2016. Beaucoup d’entre eux ont des familles, qu’ils soutiennent grâce à la pêche et à l’assurance emploi. Maintenant ils reçoivent le montant d’assurance sociale minimale, ce qui est souvent totalement inadéquat. S’ils repartent travailler sur un bateau, le gouvernement prélève de larges sommes sur leur revenu pour rembourser la pénalité imposée. Un bon nombre d’entre eux jugent que le travail de matelot de pont n’en vaut plus la peine. »
La Liberté a parlé à un matelot de pont qui ne voulait pas que son nom soit publié. Il affirme qu’avec le montant d’assurance social minimal qu’il reçoit suite à l’annulation de ses allocations d’assurance emploi, il n’a pas l’argent pour acheter un berceau pour son nouveau-né.
La Liberté a également vu les formulaires d’assurance emploi de dizaines de pêcheurs des années 2011 à 2015. La question portant sur le lien de parenté avec l’employeur était partout vierge. (Voir la photo Formulaire d’assurance emploi)
Les pêcheurs auxquels La Liberté a parlé affirment tous que l’agent de Service Canada qui remplissait les formulaires ne leur a jamais posé la question.
En plus des sommes d’assurances emploi à rembourser pour lesquels les pêcheurs et les matelots ont été rétroactivement jugés inéligibles, la majorité d’entre eux ont reçu une amende de 7 000 dollars pour déclarations frauduleuses.
Ainsi les pêcheurs de la coopérative de Norway House, et leurs matelots, doivent au total plus de 800 000 $ au gouvernement du Canada. En 2012, le revenu annuel d’un pêcheur au Manitoba était en moyenne de 13 220$, avant la déduction des salaires des matelots.
Une question politique aussi
Gilbert Fredette, chef par intérim et conseiller de bande de la Nation crie de Norway House, a collaboré avec la coopérative des pêcheurs pour embaucher le l’avocat Me Norman Boudreau. C’est ce même avocat qui avait gagné la cause des pêcheurs en Cour suprême en 2011.
« Premièrement, lance l’avocat, Service Canada a manqué à son obligation de faire en sorte que pêcheurs connaissaient leurs droits et leurs obligations. Tout au long des années, ça n’a jamais été porté à leur attention.
« Les pêcheurs répondaient à tous les critères qu’on leur imposait, continue Me Boudreau. Que Service Canada revienne leur dire que leur façon de faire n’est pas correcte, et réclamer de telles sommes d’argent, c’est vraiment injuste. Ça impose des conditions trop onéreuses.
« On est dans les premiers balbutiements de cette cause, on a fait objection, et après ça il y a deux niveaux d’appel. Ensuite, on va en cour. On en est encore au premier niveau administratif. Mais je pense qu’au niveau administratif, il y a peu de chance de se faire entendre.
« Mais c’est aussi une question politique. Est-ce que le gouvernement se doit de protéger des Premières Nations qui exercent un mode de vie de pêcheur depuis des centaines d’années? Une faute dans le système du gouvernement va faire en sorte qu’ils vont tout perdre, il n’y aura plus de pêche qui pourra être exercé à Norway House parce que ça ne vaudra plus la peine. »
Gilbert Fredette partage l’avis de Me Boudreau. C’est pour cela qu’il est le champion de la cause de pêcheurs. Il souligne que la question dépasse les frontières de la réserve.
« Il y a d’autres pêcheurs autochtones sur le Lac Winnipeg, qui n’ont pas le soutien d’une coopérative. On a déjà reçu leurs appels inquiets. On pense aux pêcheurs autochtones partout au Canada et on se demande, qui seront les prochains à être ciblés… »
Gilbert Fredette et les pêcheurs ont essayé à plusieurs reprises de mettre en place des rendez-vous avec des ministres fédéraux. On leur a répondu que ce n’était pas possible, car une enquête était en cours.
Langford Saunders pensait avoir assuré une réunion avec MaryAnn Mihychuk, ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail de l’époque, jusqu’en janvier 2017.
« On devait quitter la réserve le matin, et rentrer le soir, afin de ne perdre qu’une seule journée de pêche. La ministre a annulé à la dernière minute. »
La Liberté a essayé d’obtenir une entrevue avec l’actuelle ministre de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail, Patty Hajdu, pour être ensuite redirigée vers Jean-Yves Duclos, Ministre de la Famille, des Enfants et du Développement social. Ce dernier n’était pas disponible pour une entrevue. Dominic LeBlanc, Ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, n’était pas en mesure d’accorder une entrevue, de même que Carolyn Bennett, ministre des Affaires autochtones et du Nord.
En faisant appel à sa maîtrise en Études autochtones de l’Université du Manitoba, Gilbert Fredette, chef par intérim de Norway House, inscrit le combat autour de l’assurance emploi des pêcheurs dans la plus large histoire coloniale du Canada.
« L’impact économique est déjà ressenti par tout le monde dans la réserve. Mais c’est bien plus que cela encore : la pêche et la trappe sont les liens les plus essentiels que nous maintenons avec notre identité autochtone, notre mode de vie traditionnel. C’est notre dernier combat. Ce qui se passe aujourd’hui à Norway House est un affront aux traités. Je le répète souvent : Les personnes autochtones sont les dégâts collatéraux du développement du Canada. »
Christopher B. Clarke déclare fièrement qu’il est pêcheur de troisième génération. Lui et son fils, un matelot de pont, ont été le sujet d’enquêtes de Service Canada par rapport à leurs formulaires d’assurance emploi.
« J’ai moi-même un passé judiciaire. Lorsque je me suis remis sur le droit chemin, je suis devenu pêcheur. Je fais maintenant partie d’un groupe communautaire qui combat la délinquance juvénile à Norway House, et je devais faire des présentations dans l’école. Mais depuis que j’ai été menacé de poursuite judiciaire pour fraude, je ne peux pas faire ce pas supplémentaire dans mon développement, de parler aux jeunes, avec cette menace qui pèse sur moi.
« En plus, pour une raison quelconque, le gouvernement refuse de croire que mon fils été avec moi dans mon bateau. C’est ce qu’ils disaient quand ils m’ont interrogé. Mais je vous assure, mon garçon était au large avec moi, en train de pêcher. »