Depuis plusieurs années, divers organismes francophones à travers le pays pointent du doigt une lacune dans le questionnaire qu’utilise Statistique Canada pour le recensement de la population. Celle-ci se trouve dans la partie sur les langues.
Par Valentin CUEFF
Selon ces organismes, il manquerait deux questions au formulaire, qui permettraient aux divisions scolaires francophones de mieux mesurer le potentiel des ayants droit à l’éducation en français. Au coeur de ce débat : l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, le pilier du droit à l’instruction dans une langue minoritaire. Pourquoi est-ce important?
Décryptage avec Mark Power, avocat spécialisé en droits linguistiques.
Pourriez-vous faire le lien entre l’article 23, et le recensement?
Mark Power : « C’est un droit à l’éducation primaire et secondaire, en français hors Québec, en anglais au Québec. Il ne touche pas le préscolaire et les études universitaires. Quand on dit “éducation”, ça comprend le droit à avoir des enseignants et enseignantes compétents, du matériel et des locaux praticables. Notons que le droit à l’éducation existe là où le nombre le justifie.
Autrement dit, il faut qu’il y ait suffisamment d’élèves éligibles pour que ce droit ait lieu, et que des écoles en français existent. Donc, le lien direct avec le recensement, c’est qu’il faut connaître le nombre potentiel d’ayants droit pour justifier l’existence d’une école de langue française.
Or, le questionnaire du recensement ne reprend qu’une seule des trois catégories d’ayants droit. »
« L’omission de l’organisme fédéral, c’est qu’on sous-estime radicalement la demande pour l’éducation en français »
Mark Power, avocat spécialisé en droits linguistiques
Pourriez-vous préciser…
M. P. : « La première catégorie, ce sont les parents dont le français est la langue maternelle. La deuxième, ce sont les parents qui ont eux-mêmes fait leurs études primaires en français. La troisième catégorie concerne les gens qui, sans égard à leur langue maternelle, sans égard à la langue de leurs études primaires, ont un enfant dans la division francophone.
Prenons l’exemple d’Italiens qui arrivent à Winnipeg, et ne tombent pas dans les deux premières catégories. Leur admission à la Division scolaire franco-manitobaine (DSFM) est soumise à la décision de la Province et du Conseil scolaire. Une fois qu’ils ont réussi à inscrire leur enfant à la DSFM, ils tombent dans la troisième catégorie et acquièrent ce droit.
Le problème, c’est que la première catégorie devient de moins en moins importante. En raison de l’exogamie, notamment, il y a une proportion croissante d’enfants qui arrivent dans une école française, mais n’ont pas le français comme langue maternelle. Et une fois adultes, ces personnes tombent dans la seconde, voire la troisième catégorie.
Mais ces catégories ne sont pas prises en compte par Statistique Canada dans son questionnaire.
L’omission de l’organisme fédéral, c’est qu’on sous-estime radicalement la demande pour l’éducation en français. »
Pensez-vous qu’on ne connaît pas assez bien l’article 23?
M. P. : « Je dirais qu’il y a un très grand nombre de gens qui méconnais sent leurs droits en matière d’éducation. Et une plus grande proportion de gens qui ne réalisent pas pleinement comment transmettre leurs droits.
Dans les provinces qui ne sont pas très généreuses en matière d’admission, la conséquence de ne pas inscrire son enfant à l’école en français est que la communauté perd un membre. Celui-ci ne sera probablement pas un ayant droit. Et ainsi, le droit est éteint.
Dernièrement, le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes a rendu un rapport en matière de recensement. La première recommandation du rapport était que le gouvernement du Canada finance une campagne de sensibilisation.
Tout le monde aurait intérêt à ce que les gens connaissent bien leurs droits. »
« Le droit à l’instruction dans la langue de la minorité est la clé de voûte de l’avenir de nos communautés. »
Mark Power
Seriez-vous d’accord pour dire que de tous les droits linguistiques au Canada, l’instruction dans la langue de la minorité le plus important?
M. P. : « Absolument. C’est la clé de voûte de l’avenir de nos communautés. Les recherches pédagogiques, psychologiques, linguistiques, démontrent que la langue et la culture s’acquièrent plus facilement lorsqu’on est enfant. Les études démontrent qu’après l’âge de six ans, il est trop tard pour apprendre une langue sans accent. À moins d’être surdoué. Et où sommes-nous à quatre, cinq ou six ans? À l’école.
Et donc l’existence ou pas d’écoles françaises, la qualité de l’enseignement, des immeubles, la distance pour un enfant pour y parvenir, sont des décisions qui pour la majorité sont anodines. Mais pour la minorité, c’est l’avenir de la communauté qui se joue. »
Donc il y a de la place à l’amélioration de l’article 23…
M. P. : « Oui. Lorsque quelqu’un arrive au Canada et peut parler français, il devrait pouvoir aller à l’école en langue française. C’est une première intersection.
Ce qui change également, c’est son spectre d’application. La loi a été promulguée en 1982 et notre société a évolué. Par exemple, les femmes ont, heureusement, davantage accès au monde du travail. La conséquence ne devrait pas être une perte de transmission linguistique.
Pourtant, c’est ce qui arrive, parce qu’il n’existe pas de droit pour des garderies en français hors Québec. Et cela doit changer. Il existe une pénurie criante de garderies en français hors Québec.
L’impact sur la santé linguistique de nos communautés est très fort. Et dans le même esprit, l’article devrait s’appliquer aux études postsecondaires. Il n’y a aucune raison, sur le principe, que l’Université de Saint-Boniface ne devrait pas bénéficier d’une telle protection.
À l’époque, les gens qui ont rédigé la charte, s’ils y ont pensé, n’ont pas considéré cela comme une priorité. Ça l’est devenu aujourd’hui. »
« Élargir le spectre d’application de l’article 23 aura un impact appréciable, mesurable, sur la vitalité communautaire francophone hors Québec. »
Mark Power
Pensez-vous qu’élargir la catégorie des parents qui peuvent mettre leurs enfants dans les écoles en français serait aussi une bonne chose?
M. P. : « Oui, il faut maximiser les occasions de se servir de la langue. Un enfant qui fait douze années scolaires en français a de meilleures chances de vivre en français, et de trouver du travail en français.
Élargir le spectre d’application de l’article 23 aura un impact appréciable, mesurable, sur la vitalité communautaire francophone hors Québec. »