Par Bernard BOCQUEL
Voilà 200 ans apparut près de la Fourche des rivières Assiniboine et Rouge le nom de Saint-Boniface. Une apparition due au souci d’humilité d’un homme d’Église qui ne se sentait pas à la hauteur de la mission que son supérieur lui avait confiée. Joseph Norbert Provencher pensait en effet qu’il aurait fallu, pour être à la hauteur de la tâche, un missionnaire de la trempe du moine Wynfrid de Wessex, l’Anglais qui avait évangélisé la Germanie sous le nom de Bonifacius, nom qui signifie faire le bien en latin.
La paroisse de Saint-Boniface fut le premier avant-poste de l’Église catholique dans un monde réputé peuplé d’incroyants. Le nom s’enracina dans le coeur de Provencher au point où, lorsqu’il apprit en 1848 que Rome voulait ériger ses immenses terres de missions en évêché autonome, il repoussa Nord-Ouest comme choix de nom. Le Vatican reçut ses objections et fit du vieux missionnaire l’évêque de Saint-Boniface. L’aura de Saint-Boniface prit alors une ampleur territoriale et une dimension spirituelle à la mesure des plaines aux ciels infinis.
À la création du Manitoba, conformément à l’esprit religieux du temps, une petite société d’humains unit son destin civique et politique sous le patronyme de Saint- Boniface, qui devenait tout à la fois circonscription provinciale, commission scolaire, municipalité, puis ville (town) en 1883 et cité (city) en 1908. Cette décision d’affirmation fut prise alors que l’option de se fondre dans la grande ville de Winnipeg n’était pas exclue par tous.
De ce moment-là, il fallut fermement faire valoir la raison d’être d’une ville fondée sur le réflexe atavique de Canayens incapables de dissocier l’alliance séculaire entre le clergé et une partie de l’élite politique. Saint-Boniface devait maintenir sa différence en jonglant entre exigence de résistance à l’anglophonie et ouverture aux opportunités économiques. Tel est l’essence de l’esprit bonifacien, dont le bilinguisme est le fruit principal.
Le bilinguisme, accepté de toujours par les Bonifaciens de naissance, montre bien que le discours officiel sur le « bastion de la francophonie dans l’Ouest » était une forteresse aux murs poreux. L’ouverture est une condition de survie, malgré les tentations de repli sur soi, qui n’ont pas manqué. Un réflexe minoritaire bien compréhensible, qui s’est par exemple manifesté dans les années 1960, à l’époque de la rationalisation des services municipaux de Winnipeg avec ceux des gouvernements civiques qui ceinturaient la capitale.
Pour le Bonifacien d’adoption Georges Forest (originaire de La Salle), cette volonté politique de rationalisation était synonyme d’affaiblissement, et potentiellement de disparation de l’identité propre à la Ville-Cathédrale. Il s’opposa donc corps et âme à la menace de dissolution du nom de Saint-Boniface. Son combat se solda par un demi-échec. Au moins la loi mettant en place Unicity le 1er janvier 1972 garantissait (sur papier) certains services en français sur le territoire de la défunte ville.
L’agent d’assurances et activiste social se sentit cependant floué lorsqu’il reçut en février 1976 une (nouvelle) contravention unilingue pour stationnement illégal. Il prit la voie juridique pour se lancer à la défense du bilinguisme, ce fruit fragile rendu possible par le jeu subtil d’ouverture et de résistance pratiqué par les Bonifaciens. La suite de son impulsion est entrée dans l’Histoire, puisqu’elle conduisit au retour du bilinguisme législatif et juridique à l’échelle manitobaine, bilinguisme institutionnel aboli en 1890 par le Official Language Act.
Ce triomphe quasi impensable nous autorise à imaginer que l’esprit bonifacien contient une puissance de dépassement capable d’abolir les forces de domination. Comment sinon résoudre l’énigme qui fait que le nom de Saint-Boniface, sous une forme ou une autre depuis deux siècles, arrive à se régénérer en dépit de tant de pressions contraires? (1)
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(1) Ainsi (autre exemple) sans l’énergique intervention de Mgr Béliveau auprès de Rome, l’archidiocèse de Saint- Boniface était virtuellement condamné à la création de l’archidiocèse de Winnipeg en 1915.