Les francophones hors Québec seraient en train de mourir. Telle est l’idée colportée par Denise Bombardier sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle le 21 octobre. Des propos qui ont fait sursauter aux quatre coins du pays, y compris au Québec, et qui sont symptomatiques du lien brisé entre deux francophonies canadiennes qui ne se parlent presque pas.
Lucas Pilleri (Francopresse)
« À travers le Canada, toutes les communautés francophones ont à peu près disparu. » C’est cette phrase de l’auteure québécoise Denise Bombardier qui a déclenché une vague d’indignation, ravivant au passage les souvenirs de vieilles expressions blessantes comme les « cadavres encore chauds » de l’écrivain Yves Beauchemin en 1990 ou les « dead ducks » de René Lévesque en 1968, utilisées pour qualifier les francophones hors Québec.
Plusieurs intellectuels ont réagi sur les réseaux, dont Martin Pâquet, historien à l’Université Laval : « C’est tout simplement l’expression d’un sentiment de supériorité mal avisé, qu’il soit fondé sur l’ignorance ou qu’il s’appuie sur une connaissance même fausse. […] Les membres des communautés francophones contribuent puissamment à faire un monde meilleur, moins uniforme et plus diversifié. Ils ne “survivent” pas : ils vivent à leur manière, avec leurs défis et leurs réussites qui sont nombreuses. Nier leur existence, en faire des zombies assimilés ou des canaris dans la mine anglophone, c’est non seulement nier leur dignité, mais aussi
châtrer la nôtre. »
En tant que titulaire de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord, Martin Pâquet est témoin de la vitalité des différentes communautés francophones. « On devrait les laisser vivre en tant que telles. On n’est pas obligé d’avoir des commentaires sur leur qualité ou leur espérance de vie. Plutôt que de faire de la comptabilité d’apothicaire, à regarder si le taux d’assimilation est à X ou à Y, il est beaucoup plus important de voir comment les francophones vivent, à Edmonton, Moncton, Sudbury ou Toronto. »
Loin d’un certain pessimisme dont Denise Bombardier se fait l’écho, le verre est plutôt à moitié plein pour Denis Desgagné, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques. « On n’est pas en train de calculer combien de temps il nous reste, mais on est dans la stratégie de construire, de bâtir des synergies », assure-t-il.
De son côté, l’historien Éric Bédard est plus partagé. Si Denise Bombardier a de toute évidence manqué de sensibilité selon lui, faisant preuve de pessimisme et d’ignorance, « la réaction très épidermique ne doit pas masquer non plus les difficultés qui existent, et ce depuis les années 1950 ».
Le professeur à l’Université TELUQ au Québec nuance ici en citant le travail de Marcel Martel sur l’assimilation et en remarquant que le français est souvent confiné à l’espace privé en situation minoritaire, et remplacé par l’anglais dans la sphère publique. « Je comprends le ressentiment des francophones hors Québec face à des Québécois qui considèrent qu’ils n’existent plus, mais il faut aussi avoir une certaine forme de lucidité sur les problèmes. »
Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), a pour sa part tenu à répondre par voie de presse. « Les francophones […] sont justifiés d’être offusqués par de telles affirmations, […] de ressentir et d’exprimer de la frustration parce qu’encore une fois, des leaders d’opinion au Québec parlent de nous, mais pas ‘à’ nous. »
Cet entre-soi est aussi dénoncé par Denis Desgagné qui voit le Québec se renfermer. « La francophonie doit s’ouvrir et travailler ensemble. L’avenir dépend de ce lien de solidarité », affirme-t-il.
Justement, son travail est de créer des ponts au Centre : « Je cherche à sensibiliser sur la réalité de cette francophonie dynamique, de ces gens qui font rayonner la francophonie depuis l’arrivée de Champlain, de ces francophones qui se sont battus à tous les niveaux. »
Si le responsable ne nie pas le rôle « incontestable » du Québec dans la francophonie des Amériques, il déplore toutefois son manque de présence dans les communautés en situation minoritaire. « Est-ce que la France dit que la francophonie est en train de mourir au Costa Rica? Non, elle s’y investit », illustre-t-il.
Pour Éric Bédard, les propos de la Québécoise ont mis le doigt sur ce lien rompu depuis des décennies : « C’est comme si on mettait du sel sur une blessure pas tout à fait cicatrisée. » Nouer un nouveau dialogue est-il alors possible? « Peut-être avec un nouveau gouvernement au regard neuf », songe-t-il, sceptique.
L’historien constate malgré tout un vrai dialogue dans le milieu académique, tranchant avec la génération précédente. « Personne n’a à gagner de ce fossé entre Québécois et francophones du Canada », conclut-il.
Désireux d’échanger, Denis Desgagné souhaites un droit de réponse : « J’aimerais que Tout le monde en parle donne la possibilité à la francophonie canadienne de s’exprimer. » L’invitation est lancée.