Dans un quatrième rapport d’étape sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, le Comité sénatorial des langues officielles martèle les incohérences systémiques. Les sénateurs relèvent les lacunes de la Partie VII, le choix de juges unilingues à la Cour suprême et l’absence de coordination entre le législatif et le judiciaire. La table est mise pour le rapport final en juin.
Par Jean-Pierre DUBÉ (Francopresse)
« Imaginez être condamné dans une langue que vous ne comprenez pas ou peu ! » Ces quelques mots de la direction des communications du Sénat ont lancé le 10 avril la publication du rapport.
Le bilan de 40 pages sur la perspective du secteur de la justice est fondé sur des audiences tenues à Ottawa et quelques séances au Nouveau-Brunswick, fin 2018, pour obtenir la perspective d’une vingtaine d’organismes, juristes, traducteurs juridiques, fonctionnaires et chercheurs. Les conclusions du comité présidé par René Cormier portent sur trois enjeux clés.
Le premier vise une plus grande cohérence législative entre le bilinguisme législatif et judiciaire, non seulement au fédéral, mais aussi entre Ottawa, les provinces et territoires.
Selon le rapport, une loi modernisée doit améliorer certaines pratiques, notamment en traduction, en formation et en développement d’outils juridiques ou linguistiques. Elle doit inscrire d’autres initiatives dans la loi pour assurer leur pérennité, comme le Programme de contestation judiciaire ainsi que la corédaction et l’interprétation bilingue des lois.
« Une approche adaptée à la complexité du système »
« Le fait de codifier est naturel et pourrait servir d’inspiration aux autres législatures, a suggéré au comité l’avocate Karine McLaren, de l’Université de Moncton, parce que son objectif est d’assurer la pleine participation des deux groupes linguistiques à l’élaboration même des projets de loi. »
Selon elle, il serait normal de favoriser cette approche au gouvernement fédéral et au Nouveau-Brunswick, qui ont conféré un statut égal aux deux langues officielles.
La modernisation serait l’occasion d’élargir au plan national les obligations du bilinguisme judiciaire « en améliorant la collaboration et en offrant un appui direct aux organismes responsables d’assurer l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles ».
Le deuxième enjeu du rapport vise cet accès, d’abord à la Cour suprême. D’après les sénateurs, le message au sujet du bilinguisme obligatoire des juges est prioritaire. Le fédéral doit aussi avancer « dans sa réflexion concernant la nomination des juges des cours supérieures et des cours d’appel ».
Identifier clairement dans la loi un chef de file
Le rapport préconise un continuum au sein du système pour favoriser « la progression vers l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais dans l’ensemble du pays ». Il recommande « une approche systémique et adaptée à la complexité du système de justice ».
Dans son mémoire, l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario a dénoncé l’incohérence « que les justiciables et les avocats puissent se présenter à tous les niveaux de cours dans la langue de leur choix, c’est-à-dire en français, à l’exception du plus haut tribunal du pays ».
Sur la coordination de la mise en œuvre de la loi, le troisième enjeu, les témoignages sont clairs sur l’importance de revoir les mécanismes. C’est un message répété sur le rôle clé que pourrait jouer une agence centrale.
Étant donné la complexité du régime, a souligné le président de la Fédération des juristes d’expression française, Daniel Boivin, il est crucial d’identifier clairement dans la loi un chef de file.
Le libellé peut occasionner des interprétations douteuses
« Il nous faut quelqu’un qui sera en mesure de créer une agence centrale forte, qui pourra donner un sens de direction clair pour l’administration de la justice, afin que l’ensemble des institutions fédérales soient capables de réagir dans la même direction. »
Le comité a également retenu l’urgence de préciser l’étendue des obligations relatives à certaines parties de la loi afin d’assurer une application cohérente sur le terrain. Le milieu juridique a constaté en 2018 comment le libellé actuel peut occasionner des interprétations douteuses. Un jugement de la Cour fédérale, mis en œuvre par le commissaire aux langues officielles, a conduit au rejet de plaintes.
Le chercheur spécialisé sur la Partie VII, Érik Labelle Eastaugh, de l’Université de Moncton, propose d’élaborer des normes juridiques en consultation avec les communautés en situation minoritaire.
« Le problème à la base, c’est que la Partie VII est formulée en termes tellement généraux que, lorsqu’on se retrouve devant les tribunaux et qu’il y a un désaccord avec une institution fédérale, c’est trop facile pour le ministère de la Justice ou pour le gouvernement d’adopter une interprétation minimaliste de ses obligations. »
Le Comité sénatorial a lancé son étude sur la modernisation en 2017, un an avant l’annonce formelle du premier ministre Trudeau d’une révision législative.