Dans un article publié dans la Revue canadienne de science politique, les politologues Stéphanie Chouinard et Martin Normand font état de lacunes en matière de respect des obligations linguistiques de la part d’institutions publiques et de gouvernements dans plusieurs juridictions au pays dans la gestion de la pandémie. En entretien avec Francopresse, le sénateur René Cormier soutient que « l’urgence de la situation fait en sorte que l’on doit réagir rapidement, mais cela ne justifie aucunement de ne pas respecter les deux langues officielles. Il s’agit d’une question de sécurité et de santé publique. »
Par Guillaume DESCHÊNES-THÉRIAULT – Francopresse
Lire l’article de Stéphanie Chouinard et de Martin Normand
Des obligations linguistiques non respectées
En Ontario comme au Nouveau-Brunswick, les premiers ministres ont été critiqués faute de pouvoir répondre aux questions en français pendant les conférences de presse. À plusieurs reprises en Ontario, des délais ont été observés dans la publication de documents informatifs en français.
Comme le rappelle l’article de Stéphanie Chouinard et de Martin Normand, le premier ministre Trudeau a lui aussi été montré du doigt pour avoir tenu ses allocutions quotidiennes principalement en anglais. À titre d’exemple, le 23 mars, le premier ministre s’est adressé aux enfants du pays dans un message unilingue anglophone, sous-titré en français.
En mars dernier, Santé Canada a éliminé l’obligation d’étiquetage bilingue de contenants de produits désinfectants et antiseptiques le temps de la pandémie. Puis, le 27 avril, le ministère de la Santé a aussi annoncé une exemption règlementaire pour les produits nettoyants.
Dans la perspective du sénateur Cormier, ces lacunes en matière de langues officielles en temps de pandémie sont révélatrices de problématiques bien ancrées au Canada. « C’est un problème récurrent que l’on vit avec beaucoup plus d’acuité en ce moment, car on est en situation de crise et ça transparait davantage. La notion de l’égalité des deux langues officielles au Canada, c’est une notion qui n’est absolument pas intégrée dans l’ensemble de la population et auprès de certains de nos dirigeants. »
Une lettre ouverte à l’Organisation mondiale de la Santé
Éric Forgues, directeur général de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML), souligne lui aussi que la crise accentue des inégalités préexistantes, et ce, pas seulement au Canada. « La crise met en évidence différentes formes d’inégalités, dont les inégalités linguistiques. Ça été ressenti en Europe et c’est ressenti ici aussi. »
L’Institut est d’ailleurs signataire d’une lettre ouverte sur l’importance des langues de communication et de services dans le contexte de la COVID-19. Les signataires de cette lettre, traduite en six langues, sont des individus et des organismes du Canada, de Catalogne, des Pays de Galles et du Pays basque.
Cette initiative internationale issue de différentes minorités linguistiques a notamment pour objectif d’inviter l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à « rappeler l’importance de faire de l’offre active de services linguistiques dans la langue du patient et des aidants. »
Se soucier de la langue en temps de crise : une question de sécurité et de santé publique
Pour Anne Leis, présidente de la Société Santé en français (SSF), professeure et directrice du département de santé publique et d’épidémiologie à l’Université de la Saskatchewan, bien desservir les minorités linguistiques, « ce n’est pas une question frivole et de “si on a le temps”, mais c’est une question de qualité et surtout de sécurité et d’équité. »
En matière de santé publique, veiller à ce qu’un patient reçoive des soins dans sa langue peut avoir un impact important sur leur qualité. Les signataires de la lettre ouverte à l’OMS, incluant de multiples chercheurs renommés dans le domaine de la santé, soutiennent que « l’offre active de services aux patients dans leur langue usuelle facilite des évaluations plus rigoureuses, des diagnostics plus précis et une meilleure compréhension du traitement et des soins. »
La langue est également un enjeu de sécurité publique en temps de crise, car l’ensemble de la population doit être en mesure de comprendre de manière adéquate l’information transmise par les gouvernements. Il s’agit aussi de maintenir la confiance de minorités linguistiques envers les autorités publiques.
La docteure Leis mentionne que « dans un contexte de pandémie, la notion d’information est essentielle. Les gens doivent comprendre ce qui se passe pour suivre les recommandations. Si les personnes ne comprennent pas, elles peuvent se mettre à risque elles-mêmes ou mettre à risque les autres. »
Des leçons à tirer à la sortie de la pandémie
Selon Éric Forgues, les lacunes actuelles en matière de respect des obligations linguistiques illustrent le besoin d’inclure davantage l’aspect de la langue de communication dans la préparation des protocoles pour répondre à des situations d’urgence à l’avenir.
« Il ne faut pas attendre d’être rendu en temps de crise pour penser à la communication. Il y a un manque au niveau de la préparation et des communications. Il y a eu un peu d’improvisation. Nous l’avons vu avec le gouvernement du Nouveau-Brunswick. […] Il faudra faire une analyse après la crise afin de tirer des leçons et mieux se préparer. On peut penser qu’il y aura d’autres crises. La langue de communication sera encore une fois essentielle et il faudra être prêt. »
Pour René Cormier, président du Comité sénatorial permanent des langues officielles lors de la dernière législature, il est évident que la crise actuelle aura une influence sur les discussions concernant la modernisation de la Loi sur les langues officielles à la sortie de la pandémie.
Les membres de ce comité sénatorial seront appelés à étudier en profondeur le projet de refonte de la Loi après son adoption aux Communes. Ils ont déjà émis une vingtaine de recommandations à cet égard. À la reprise des travaux, il faudra selon M. Cormier réfléchir à des mécanismes pour mieux protéger les droits linguistiques en situation d’urgence.
« Le défi du gouvernement fédéral actuellement est de ne pas avoir prévu de façon claire, ni à l’intérieur de la Loi sur les langues officielles, ni dans la règlementation, des mécanismes qui permettent de respecter les deux langues officielles dans un contexte de crise comme celui-ci ».
Dans l’exercice de rétrospective, les réflexions des parlementaires pourront être alimentées par le rapport spécial sur la réponse du gouvernement fédéral à la COVID-19 que préparera le Commissaire aux langues officielles du Canada.
M.Cormier souligne que l’enjeu des langues en temps de crise s’inscrit dans une réflexion plus large que celle de la modernisation de la Loi sur les langues officielles. Il cite l’exemple de la Loi sur les produits dangereux en lien avec la controverse de l’étiquetage unilingue. De plus, il estime que le respect des obligations linguistiques est aussi une question « d’exercice de leadeurship de la part du gouvernement » pour veiller à ce que les ministères fédéraux respectent leurs obligations.