FRANCOPRESSE – Malgré des améliorations considérables dans la dernière décennie, il y a encore du travail à faire pour accroitre l’accès à la justice en français partout au pays. Depuis 2016, la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa apporte sa pierre à l’édifice en offrant des cours de common law en français à des étudiants dans l’Ouest du pays, une initiative qui commence à faire ses preuves.
Ericka Muzzo – Francopresse
L’idée de lancer la Certification de common law en français (CCLF) a germé à la suite de la publication, en 2009, de l’Analyse pan canadienne des besoins de formation en langues officielles dans le domaine de la justice.
« Un des besoins identifiés, c’était que les facultés de droit collaborent pour offrir plus de cours de common law en français afin que les gens qui peuvent s’exprimer en français aient les outils pour offrir leurs services juridiques dans cette langue », résume la directrice du programme, Caroline Magnan.
Pour répondre à un « besoin criant, surtout dans l’Ouest », elle et son équipe ont mis sur pied des cours en format hybride — bien avant que ce mode d’enseignement ne devienne monnaie courante en raison de la COVID-19 — et organisé des échanges entre l’Université de la Saskatchewan et l’Université d’Ottawa dès 2016.
Grâce au programme de CCLF, les étudiants peuvent faire le tiers de leurs études du grade de Juris Doctor en français, acquérir des compétences de rédaction et de plaidoirie en français, et arriver à bien comprendre les enjeux de droits linguistiques au Canada.
L’Université de Calgary s’est jointe au programme en 2019, tandis que l’Université de l’Alberta et l’Université Lakehead à Thunder Bay en Ontario offrent quelques cours en partenariat avec la CCLF.
Depuis le lancement de la CCLF, Caroline Magnan estime qu’une centaine d’étudiants ont suivi des cours de ce programme. « Ça surpasse les attentes qu’on s’était fixées au début du programme. Il y a un bel intérêt », se réjouit-elle.
Une communauté juridique « forte »
Un sondage réalisé par l’équipe de la CCLF auprès des étudiants depuis 2016 a montré que 65 % d’entre eux provenaient de l’immersion et seulement 5 % avaient le français comme unique langue maternelle.
Tous les répondants ont confirmé que les cours de la CCLF avaient amélioré leurs capacités d’offrir des services juridiques dans les deux langues officielles.
Vu que le programme n’a produit ses premiers diplômés qu’en 2019, Caroline Magnan note qu’il est « un peu tôt » pour en mesurer l’incidence sur l’accès à la justice en français. Elle avance cependant qu’il y a « quand même un pourcentage intéressant des étudiantes et étudiants qui offrent leurs services juridiques en français » d’après une analyse préliminaire.
« C’est aussi les liens qu’ils font avec les communautés juridiques d’expression française […] Au niveau de la pérennité de l’accès à la justice [en français], ça augure très bien », croit-elle.
En juin dernier, le programme a d’ailleurs reçu le prix Boréal Rapprochement de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada « pour sa contribution à la création d’une communauté juridique forte partout au Canada ».
« J’étais ravie! lance Caroline Magnan. C’est une très belle reconnaissance du travail [de l’équipe] et une belle reconnaissance de la collaboration, un principe qui anime le programme depuis le début. »
Elle estime que ce « rayonnement » pourrait permettre au programme de CCLF de s’étendre à d’autres facultés.
Les causes en français augmentent en Alberta
Pour encourager ses étudiants à œuvrer dans le domaine de la justice en français, la CCLF collabore avec les associations de juristes d’expression française d’Alberta (AJEFA) et de Saskatchewan (AJEFS).
« C’est grâce aux partenariats avec les AJEF qu’on peut faciliter l’échange et le réseautage avec les juges et juristes d’expression française », précise Caroline Magnan.
La directrice générale de l’AJEFA, Denise Lavallée, explique que son organisme offre des possibilités de bénévolat pour les étudiants en droit à Edmonton et à Calgary. « Tout ça fait qu’on a beaucoup plus de chances d’avoir de futurs juristes qui vont pratiquer en français », souligne-t-elle.
« On travaille aussi à essayer d’aider la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta à recruter du personnel bilingue […] Parfois, c’est un défi », reconnait Denise Lavallée en soulignant l’importance de la formation, particulièrement en contexte de pénurie de main-d’œuvre.
« La Cour du Banc de la Reine a commencé à offrir plus activement des services en français […] Depuis, on a vu que la demande a presque doublé. Les gens ne sont pas nécessairement au courant qu’ils ont droit à des services juridiques en français », soulève encore Denise Lavallée.
L’avocate-conseil des services en français et interprètes de la Cour albertaine, Julie Laliberté, précise par courriel que 20 affaires juridiques s’y sont déroulées en français en 2021 dans les domaines du droit de la famille, criminel et civil.
« Bien que la Cour n’ait pas de statistiques officielles pour les années qui précèdent 2020, la tendance remarquée est à la hausse puisque les affaires en français étaient à notre connaissance assez rares ou rarement rapportées », indique-t-elle.
Malgré cela, le procès d’un francophone a été annulé à Edmonton en novembre 2019 parce qu’il ne pouvait pas être jugé en français dans un délai raisonnable.
Plus récemment, en janvier 2022, la juge albertaine Anna Loparco a statué que la déclaration de l’accusé était inadmissible parce que ce dernier, francophone, n’avait pas eu le droit à l’avocat de son choix.
Combler les failles
« Il fut un temps où en Alberta on était vraiment ignorés dans nos droits et il n’y a rien d’acquis, rien d’absolu », rappelle la présidente de l’AJEFA, Elsy Gagné.
Elle note cependant que la nomination en 2017 de la juge en chef francophone Mary Moreau — qui a cofondé l’AJEFA en 1990 — a donné un coup de pouce à l’accès à la justice en français dans la province.
« Les droits linguistiques, c’est très compliqué, et il y a beaucoup de nos juristes et de nos juges qui ne comprennent pas ces droits enchâssés dans notre Charte [canadienne des droits et libertés]. Il y a tout un effort de sensibilisation » à poursuivre, ajoute Elsy Gagné.
C’est aussi l’avis de Rénald Rémillard, directeur général de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEF), qui note que l’accès en français varie beaucoup d’une province à l’autre.
« Dans certaines provinces, c’est vraiment du bilinguisme mur à mur », évoque-t-il en mentionnant le Nouveau-Brunswick et le Manitoba.
« Dans d’autres cas, ce n’est pas parfait, mais il y a quand même des choses qui ont été mises en place […] Et dans d’autres provinces, c’est beaucoup plus embryonnaire parce que les obligations linguistiques en matière de justice sont beaucoup moindres. »
À ses yeux, « le droit est un secteur qui devrait fonctionner dans les deux langues officielles parce que toutes les lois fédérales sont bilingues et dans la plupart des provinces toutes les lois sont adoptées en français et en anglais ».
Pour Caroline Magnan, « la situation s’améliore, mais il y a encore beaucoup de travail à faire […] Il y a des failles au niveau de l’accès à la justice en français en Alberta et ailleurs, donc j’espère qu’un programme comme [la CCLF] aide à donner la capacité aux juristes d’offrir leurs services juridiques en français et que ces failles puissent être comblées ».
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« Essentiel pour ouvrir des portes »
Après avoir fait son parcours scolaire en immersion française en Alberta, Brenna Haggarty s’est dirigée vers un baccalauréat bilingue au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta.
« J’y ai vraiment établi des liens avec la communauté francophone […] et après avoir appris un peu la partie historique de l’Ouest canadien, c’était très apparent qu’il est essentiel d’avoir des services politiques et juridiques en français », ce qui l’a poussée à s’inscrire à l’Université de Calgary et au programme de CCLF, qu’elle vient tout juste de terminer.
Elle estime que cela lui a déjà permis d’accéder à des postes qu’elle n’aurait pas pu obtenir autrement, comme celui d’auxiliaire juridique à la Cour suprême.
« Après avoir fait un bac en arts [partiellement] en français, j’ai vu qu’avoir le français comme langue seconde était absolument essentiel pour ouvrir des portes, particulièrement dans l’Ouest! » ajoute celle qui affirme « adorer » la langue de Molière.
Elle espère pouvoir continuer de travailler en français pour répondre à la demande dans sa province natale.
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« Reprendre la langue de ma naissance »
Né en France, Tim Haggstrom vit à Calgary depuis l’âge de cinq ans. « Quand j’ai commencé mes études de droit, ça faisait une dizaine d’années que je n’avais pas exercé mon français et je le perdais », se souvient-il.
« J’ai été heureux de pouvoir prendre l’occasion avec la CCLF. C’était le côté personnel de pouvoir reprendre la langue de ma naissance! Du côté professionnel, je me suis dit que c’était vraiment important parce qu’il y a des gens en Alberta qui préfèrent recevoir des services en français et qui n’y ont pas nécessairement accès », ajoute l’étudiant qui vient de terminer le programme de CCLF.
En stage dans un cabinet de Calgary, le jeune juriste sait que « s’il y a du travail qui doit être fait en français, c’est vraiment moi qui serai probablement dans la meilleure position de pouvoir le prendre ».
Tim Haggstrom garde également un bon souvenir de sa session à l’Université d’Ottawa : « Il y a beaucoup d’élèves qui étudient en français là-bas, donc j’ai pu rencontrer des élèves un peu comme moi et des professeurs aussi […] Ça m’a surpris un peu! » s’amuse-t-il.