Récit recueilli par Bernard BOCQUEL
Annette Saint-Pierre est arrivée au Manitoba en 1950 comme religieuse enseignante, membre de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Hyacinthe.
C’était l’année où la vallée de la rivière Rouge venait de vivre des inondations phénoménales et où Gabrielle Roy publiait La Petite poule d’eau, son deuxième roman après le succès non moins phénoménal de Bonheur d’occasion en 1945.
Il aura cependant fallu une douzaine d’années de présence manitobaine avant qu’Annette Saint-Pierre puisse prendre conscience de l’existence même de l’écrivaine. C’est au début des années 1960 à Lorette, à la lecture des livres de Gabrielle Roy inscrits au programme, que l’enseignante dans l’âme a éprouvé le vif désir de rencontrer l’écrivaine.
Cette chance lui a été accordée à trois reprises. Ces fortes rencontres ont été déterminantes dans sa volonté de participer passionnément, des décennies plus tard, à la restauration de la maison natale de la plus célèbre des personnes nées à Saint- Boniface.
Gabrielle Roy n’hésitait pas à reconnaître avoir passé sa vie entre la détresse et l’enchantement. Annette Saint-Pierre, qui s’est tant dépensée pour que la maison de la rue Deschambault soit dignement préservée, fait volontiers remarquer, à maintenant 97 ans : «J’ai toujours eu le don de l’émerveillement. C’est comme ça. J’ai toujours un projet en tête!»
Après Powerview et Saint-Georges avec des jeunes du primaire, ensuite à Mariapolis avec des jeunes du niveau intermédiaire, puis un retour comme directrice à l’école de Powerview, c’est finalement en 1963 que je peux enseigner au niveau secondaire. J’ai franchi cette étape à l’Institut collégial de Lorette, comme titulaire de la classe de 11e année.
Parmi mes collègues, j’ai le plaisir de faire la connaissance de deux francophones très engagés, Robert Painchaud et Gilbert Rosset. (1) La directrice de l’école est sœur Catherine Farmer, une Irlandaise qui m’a toujours dit oui sans discussion pour les activités en français.
En consultant le programme, j’apprends que je vais devoir enseigner des œuvres d’une certaine Gabrielle Roy : La Petite poule d’eau et Rue Deschambault. Plus tard s’est ajoutée après sa publication La route d’Altamont. Si je me souviens bien, puisque ces romans avaient été autorisés par la section française du ministère de l’Éducation, les élèves recevaient chacun un livre de la Commission scolaire. Le livre restait ensuite la propriété de l’école.
La décision sur ce que les élèves francophones devaient étudier était prise par sœur de Moissac. La révérende sœur était impliquée auprès du ministère de l’Éducation et avait la charge des programmes en français. C’était une sœur grise dont j’étais bien consciente de la grande réputation, due à son engagement avec l’Association d’Éducation des Canadiens français du Manitoba, que tous les enseignants connaissaient bien. (2)
Il a donc fallu que je lise ces romans manitobains et que je me renseigne autant que possible sur l’auteure. À Lorette, personne ne savait vraiment rien sur Gabrielle Roy. Au moins, Robert Painchaud, qui enseignait l’histoire, a pu m’indiquer où sur la rue Deschambault se trouvait la maison natale de Gabrielle Roy. La première fois que je l’ai vue, une impression de délabrement s’est imposée. Le porche penchait, la peinture était écaillée.
Quand on sait le grand humanisme et la poésie qui ressortent des œuvres de Gabrielle Roy, le contraste avec la réalité était frappant. Mais au moins ça me donnait des points de repère pour piquer encore plus la curiosité de mes élèves. La plupart avaient le vocabulaire nécessaire, mais pas toujours l’intérêt pour se pencher sur les livres qu’il fallait étudier.
Il me revient d’ailleurs un commentaire peu appréciatif du jeune Guy Corriveau, le fils de l’inspecteur d’écoles Corriveau. (3) Sa femme était une Carbotte, la sœur du docteur Marcel Carbotte, le mari de Gabrielle. Plus tard, j’ai mentionné son commentaire à Gabrielle, qui l’a bien pris.
Car bien entendu, j’ai eu dès le début en tête de rencontrer l’auteure des livres que j’ai enseignés pendant mes quatre ans à Lorette.
Mes étés, je les passais toujours aux études à l’Université d’Ottawa pour parfaire mon éducation. J’avais un rituel bien établi. En sortant des cours d’été, je faisais une retraite d’une semaine à Saint- Hyacinthe à la maison mère des Sœurs de Saint-Joseph. Ensuite je passais trois jours dans ma famille à Drummondville. Pas une journée de plus.
À l’été de 1966, j’ai écrit à Gabrielle Roy pour solliciter une rencontre. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le temps. Il faut dire qu’elle venait d’en accorder beaucoup à Monique Genuist, qui préparait une thèse sur son œuvre, sans doute une des toutes premières de niveau universitaire. J’étais déçue. Mais la chance m’a souri.
Pour dire toute l’histoire, Gabrielle avait en effet accepté d’être accueillie à Chambly par une jeune artiste dont j’ai gardé le nom, Jeanne Benoit, qui avait beaucoup aimé La Montagne secrète. C’était le troisième roman de Gabrielle, publié quelques années auparavant. Le roman met en scène la quête éperdue d’un artiste- peintre pour créer des tableaux saisissants. L’inspiration lui est venue de son ami, l’aventurier René Richard, qui vivait dans Charlevoix, pas loin de sa résidence d’été à Petite-Rivière- Saint-François.
Comme sa mère, Gabrielle était une voyageuse de naissance. Elle n’a pas dû hésiter bien longtemps avant d’accepter l’invitation de la jeune artiste. Ma chance, c’était que Chambly n’est pas trop loin de Saint-Hyacinthe, où
justement je faisais ma retraite. Merveille, Gabrielle ne m’avait pas oubliée! Quand elle m’a appelée, j’étais folle de joie. Je sautais! Mais les sœurs n’avaient pas de voiture dans ce temps-là. Alors j’ai contacté ma sœur Rollande, qui était religieuse de la Présentation de Marie. Elle m’a proposé d’être conduite à mon rendez-vous.
J’étais venue avec une enregistreuse. Mais Gabrielle a catégoriquement refusé d’être enregistrée. Sinon je l’ai trouvée très chaleureuse. Elle s’est installée dans une chaise berçante. Elle se berçait continuellement. Bien plus tard, j’ai appris qu’elle adorait sa balançoire à Petite-Rivière- Saint-François. Pendant une bonne heure, elle a répondu avec vivacité à mes questions sur les personnages des livres que j’enseignais.
Toute une atmosphère s’était créée. On aurait pu jurer qu’elle était entourée de ses personnages.
Il suffisait d’en mentionner un autre pour qu’elle se lance à nouveau.
Là, je me suis aperçue qu’elle n’avait pas tellement inventé ses personnages. La romancière s’appuyait sur des personnes qu’elle avait connues, ou connaissait. Pour les romans que j’ai écrits bien plus tard, j’ai fait pareil : je pensais à des gens et j’extrapolais. Il me fallait une image de départ pour lancer mon imagination.
À un moment, elle m’a demandé : Avez-vous lu La Montagne secrète? Non, je ne l’avais pas lu. J’ai eu honte.
J’aurais pu disparaître sous la chaise. À ma décharge, avec mon enseignement et mes études, je n’avais pas vraiment de temps pour d’autres lectures. Et puis je savais que les critiques n’avaient pas bien reçu le livre.
Gabrielle Roy a connu très tôt le monde des religieuses. Après tout, de la 1re année à la 12e, elle a été l’élève des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie à l’Académie Saint- Joseph, de nos jours le Manoir de la Cathédrale, une résidence pour personnes âgées.
À l’heure du départ, avant qu’on se donne l’accolade, elle m’a regardée droit dans les yeux : Êtes-vous heureuse, ma sœur ? J’étais évidemment déjà bien consciente de l’importance du bonheur dans son œuvre. Il se trouve que cette journée- là, j’étais particulièrement heureuse. Alors ma réponse a été toute simple : Oui, je le suis. Pour tout dire, je dois ajouter que durant toutes mes années en communauté, mes moments de dépression étaient courts. Ils se résumaient à chaque fois juste à quelques heures de découragement.
Après cette belle rencontre, j’étais enfin mieux disposée à accepter la volonté d’André Renaud, le professeur de l’Université d’Ottawa qui allait diriger ma thèse de maîtrise, de la faire sur Gabrielle Roy.
Moi j’aurais aimé un autre sujet, car j’avais, et j’ai toujours, une grande admiration pour Maurice Constantin-Weyer, un Français qui avait immigré dans la région de Saint-Claude au début du 20e siècle. Il n’avait pas persévéré dans l’aventure, mais à son retour en France, il a écrit Un Homme se penche sur son passé. Le roman lui a valu le Prix Goncourt.
Mais les profs qui dirigent des thèses veulent des sujets qui les intéressent. Or Renaud ne savait pas grand-chose du Manitoba. Et il voulait en apprendre plus. Alors il a décrété :
Vous allez faire une thèse sur Gabrielle Roy, parce que vous êtes du Manitoba.
En fait, je n’étais pas du Manitoba, mais au Manitoba. Après quatre années à enseigner le français aux 10e, 11e et 12e années, plus le bookkeeping et faire de la guidance, j’étais fatiguée de Lorette. Après mes cours d’été à Ottawa, je ne voulais plus retourner au Manitoba. La mère générale a accepté et après avoir pu visiter avec grande joie l’Expo 67 à Montréal, j’ai surtout enseigné l’anglais dans une école ménagère à Saint- Hyacinthe.
En passant, j’ai pu aller à Expo 67 grâce à mon frère Marcel, qui avait quand même mis une condition : Dans ton costume de sœur, t’as l’air d’un gros rouleau de papier noir. Je t’emmène pas comme ça. C’est avec plaisir que je me suis habillée en laïque. Il faut dire que socialement, les choses commençaient à bouger beaucoup au Québec, surtout comparé au Manitoba.
Mais le Manitoba était décidément mon destin, comme le Québec l’a été pour Gabrielle. La mère générale m’a convoquée début 1969 : Annette, il faut retourner dans l’Ouest. Il fallait remplacer des sœurs âgées. J’ai eu la présence d’esprit de lui répondre : Ma mère, libérez- moi de mon enseignement pour que je puisse préparer mon oral pour la maîtrise et je retourne dans l’Ouest. Elle a accepté. J’ai passé l’année scolaire 1969-1970 à l’école de Sainte-Anne-des-Chênes.
Là, j’ai dû enseigner le français aux anglophones. Je détestais ça. Au moins, le directeur était Albert Lepage, un Franco- Manitobain convaincu, un futur président de la SFM. Alors j’ai pu donner des cours d’histoire en français, même si ce n’était pas permis. Et surtout, dans la tranquillité du couvent des Sœurs Grises à Sainte-Anne, j’ai pu travailler sur mon mémoire de maîtrise.
L’année du centenaire du Manitoba a vraiment marqué le grand tournant dans ma vie. À l’été 1970, j’ai soutenu à Ottawa ma thèse Sous le signe du rêve. (4) J’avais auparavant envoyé le texte à Gabrielle, qui m’avait répondu : Personne avant vous a touché à cet aspect de mon œuvre. J’ai lu sa lettre à ma soutenance.
Au printemps de 1970, sa chère sœur Bernadette, en religion sœur Léon-de-la-Croix, est décédée. Sa disparition l’a beaucoup ébranlée. Un passage au Manitoba s’imposait. Un jour d’octobre, je reçois un appel de Gabrielle, qui souhaitait me rencontrer au Westminster Motor Hotel, un hôtel minable du centre-ville de Winnipeg.
La sœur supérieure à Lorette avait une voiture. C’est elle qui m’a conduit à l’hôtel. Comme elle n’était pas familière des méandres des rues, nous sommes arrivées vraiment en retard. On a été mal accueillies. Gabrielle faisait les cent pas dans le lobby. Elle n’était visiblement pas contente. Je me suis abondamment excusée. Très mal à l’aise, je lui ai demandé ce qu’elle voulait faire, où aller. J’aimerais aller au village de Sainte-Anne-des- Chênes.
Nous nous sommes installées toutes les deux en arrière d’une Ford Torino de couleur vert pâle, je m’en souviens. Heureusement, pendant le voyage sa bonne humeur est
revenue. Elle scrutait le paysage en écrivaine et partageait des détails de rien qui la frappaient. À Sainte-Anne, elle a revu un village dont elle parle dans Rue Deschambault. Mais déjà à ce moment- là, le Sainte-Anne du roman n’existait plus. Un village où moi-même je n’aurai enseigné qu’une seule année.
Comme dit, 1970 a marqué le grand tournant dans ma vie. À la fin de l’année scolaire, j’avais en effet pris l’initiative, à un temps inimaginable, d’aller voir le frère Fernand Marion, un Marianiste qui était directeur général de la Division scolaire de la Rivière- Seine. Je voulais lui annoncer ma démission, mon envie de quitter le Manitoba.
Heureusement, le frère Marion était bien branché : Faites pas ça! Le Collège Saint-Boniface va ouvrir à l’automne une Faculté d’éducation.
Les étoiles s’étaient enfin alignées en ma faveur. Ma maîtrise sur le rêve chez Gabrielle Roy était devenue ma clé pour accéder au monde universitaire.
Enseigner à des adultes était une perspective extraordinaire, qui ne m’aurait pas été offerte au Québec. La sœur supérieure m’a encouragée d’aller voir le père Valiquette. À ce moment- là, le dernier recteur jésuite du Collège, alors littéralement sur son départ, était à l’hôpital. Elle m’a conseillé de me présenter avec une bouteille de scotch. J’ai été bien reçue. Il m’a embauchée sur-le-champ.
Sa décision m’a permis de raconter ma deuxième rencontre avec Gabrielle dans un article au journal étudiant Populo, que j’ai rédigé à la demande de son rédacteur en chef Gilbert Cormier. (5)
Au Collège universitaire de Saint-Boniface, j’ai eu la charge d’enseigner la littérature en 2e, 3e et 4e année. Ça voulait dire qu’il fallait que je développe des nouveaux cours. J’avais mis Gabrielle Roy au programme à tous les niveaux. Aux romans que j’avais déjà enseignés à Lorette se sont ajoutés Bonheur d’occasion, Alexandre Chenevert, sans oublier La Montagne secrète.
Comme le Collège était sous la tutelle de l’Université du Manitoba, mes cours devaient être acceptés par le directeur du Département de français. Le fameux professeur Jones n’était plus là, mais son successeur était encore sous son influence. (6)
Pour ces gens-là, il ne pouvait exister de littérature canadienne-française, mais seulement une littérature française. Si bien que je n’ai pas pu officiellement enseigner la littérature canadienne- française. C’était, il est vrai, il y a maintenant plus de 50 ans, à une époque où même Gabrielle Roy devait élever la voix pour dire haut et fort qu’il existait bel et bien une littérature française au Canada.
Je me suis donnée à fond dans mon nouveau travail. Mais je dois reconnaître que j’avais beaucoup plus de temps pour bâtir mes six cours. À l’université, la charge d’enseignement était bien moins importante qu’à l’école secondaire, où il fallait enseigner sept ou huit périodes par jour. Par contre, ce qui n’avait pas changé, c’était mon désir d’en apprendre toujours plus. À ce moment-là au Collège universitaire, personne n’était encore jamais allé à un Congrès des sociétés savantes. Heureusement, un autre regard a été porté sur ces rencontres.
En 1973, le recteur Saint- Denis (7), qui tenait absolument à rehausser les standards académiques de son institution, m’a demandé d’entreprendre un doctorat. Je n’étais vraiment pas enchantée de reprendre des études de longue haleine.
Je n’imaginais d’ailleurs pas que ma communauté serait d’accord. À ma grande surprise, elle n’a pas dit non. Par la suite j’ai appris que Robert Painchaud avait parlé avec sœur Farmer, son ancienne directrice à Lorette, qui était maintenant supérieure générale de la congrégation.
Les études doctorales exigeaient d’abord une année complète obligatoire sur le campus à Ottawa, plus des travaux pendant l’année et ensuite des cours d’été. Mon directeur de thèse était Paul Wyczynski. Hélas, il n’a pas été question d’approfondir mon travail sur Gabrielle Roy. Tout simplement parce que dans le cadre de ses publications universitaires, Wyczynski avait besoin d’en savoir plus sur le théâtre en français dans l’Ouest.
Il faut quand même dire que j’ai appris beaucoup sur la richesse du courant théâtral au Manitoba. J’ai obtenu mon doctorat en philosophie en 1979, la même année où j’ai fondé les Éditions des Plaines avec l’aide précieuse de l’abbé Georges Damphousse. (8)
C’est d’ailleurs à ce temps-là que je me suis résolue à quitter ma congrégation, qui considérait que d’être propriétaire d’une entreprise commerciale était incompatible avec l’état de religieuse. Il faut dire que j’avais tellement d’autres projets en tête, qui nécessitaient bien des sorties. Le règlement de la communauté ne convenait plus à ma nouvelle réalité.
Comme j’étais la seule au Manitoba à enseigner Gabrielle Roy au niveau universitaire, à plusieurs reprises au fil des années j’ai accompagné des universitaires, du Québec ou d’ailleurs, qui voulaient voir sa maison natale. Il me revient spontanément en tête Roger Motu, de l’Université de l’Alberta. En voyant l’état de délabrement toujours plus avancé de la maison, lui comme d’autres, pour qui le 375 rue Deschambault avait valeur de personnage, m’a dit : Mais pourquoi vous ne faites rien pour la sauver?
Au moins dans mes cours de littérature sur Gabrielle Roy, je signalais toujours à mes étudiants et étudiantes l’existence de la maison immortalisée. C’était déjà ça, quand même. J’incitais aussi mes étudiants à écrire à Gabrielle.
En 1975, j’ai enseigné La Montagne secrète à quatre étudiants de 4e année : Paul Ruest, Roger Legal, Marcel Boulet et Rachel Deniset. Gabrielle avait répondu à Rachel que chaque personne avait une montagne secrète dans sa vie, autrement dit un rêve, un idéal à poursuivre, à gravir. (9)
Pour ma part, à l’occasion je correspondais aussi avec Gabrielle pour lui donner, par exemple, des échos de sa sœur Clémence, celle qui a vécu très âgée, mais qui n’a jamais pu mener une vie autonome. Gabrielle a toujours répondu à mes lettres. Loin depuis le Québec, elle se faisait du souci pour sa sœur. (10)
Quand elle décidait de venir au Manitoba, elle préférait rester incognito. C’est pourquoi elle affectionnait d’être hébergée dans un couvent. En décembre 1975, sœur Amanda Desharnais m’appelle pour me dire en confidence
que Gabrielle reste à Saint- Pierre au couvent des Saints Noms de Jésus et de Marie. Je l’appelle. Elle refuse ma visite. Déçue dans l’âme, j’insiste. Alors venez, mais seulement 15 minutes. Mon cours terminé, je saute dans ma voiture. Car cette fois, je pouvais conduire moi-même. Un grand vent balayait la plaine. Tant pis. Je veux revoir Gabrielle. À sa vue, j’ai un choc. Je la reconnais à peine. Elle a terriblement vieilli. Elle dirige la conversation, me demande où j’en suis avec mes études doctorales.
Les 15 minutes écoulées, je me lève. Mais elle m’invite à me rasseoir, sans doute par pitié à cause de la poudrerie qui fait rage. Quand vraiment vient le moment de partir, debout près de la porte, elle me retient, me demande à voix basse : Est-ce que vous trouvez que j’ai beaucoup changé ? Je la regarde, bouche bée. Plutôt que de répondre, je lui demande à mon tour : Avez- vous été malade ? Elle me répond : Oui, très malade.
En guise d’au revoir, je l’entoure de mes bras. Sans un mot, je desserre lentement mon étreinte. Il fait carrément tempête quand je reprends la route.
J’ai le cœur gros. La visite m’a secouée. J’ai le lourd pressentiment que je ne reverrai plus jamais Gabrielle Roy vivante. Et malheureusement, la santé dorénavant sérieusement fragilisée de Gabrielle devait donner raison à mon pressentiment.
Cette ultime rencontre, si humainement bouleversante, m’a cependant comme donné une raison supplémentaire pour ne pas perdre de vue sa maison natale.
Saint-Boniface non plus n’avait pas le droit d’oublier son célèbre enfant, Saint- Boniface devait garder en vie le 375 rue Deschambault.
Bien entendu, je n’étais pas la seule intéressée à préserver dignement la maison. Je pense à Lucille Huot, France Lemay, Suzanne Prince et tout spécialement à Marcelle Lemaire, qui à son décès a légué 35 000 $ à la Corporation de la Maison Gabrielle-Roy. (11)
Restaurer la maison pour en faire un musée, qui a été ouvert au grand public en 2003, a vraiment commencé en 1994 quand la Chambre de commerce francophone, alors sous la présidence de David Dandeneau, cherchait à valoriser le patrimoine touristique de Saint-Boniface. Sur une vingtaine de projets potentiels, la maison de Gabrielle se trouvait en 11e position.
En particulier, j’ai fait valoir à Étienne Gaboury : Si la Chambre de commerce faisait de la restauration du 375 rue Deschambault la priorité, alors je me donnerais corps et âme. Comme membre du conseil d’administration et architecte réputé, il était pour moi un émissaire de choix.
Le marché a été conclu. Ça a été une aventure pleine de rebondissements, de petites détresses qui ont heureusement toujours fini par se métamorphoser en grandes joies. Pour me consacrer pleinement à l’effort de ramasser les sommes d’argent nécessaires, en accord avec Georges Damphousse, les Éditions des Plaines ont été vendues en 1999 à Ernest Gautron et Sylvie Ross.
Je ne souhaite pas m’étendre sur la longue marche qui a mené à la naissance du
musée, puisque je raconte l’essentiel des péripéties dans Au pays de Gabrielle Roy, un livre que j’ai publié aux Éditions des Plaines en 2005. (12) Outre mon désir de partager les fruits de mes recherches sur la famille de Léon Roy et Mélina Landry, mon but était bien sûr aussi de rendre hommage aux personnes qui m’ont épaulée.
Je tiens toutefois à donner un coup de chapeau spécial à Doris Lemoine, la secrétaire de la Maison Gabrielle-Roy, qui s’est en plus investie en suivant des cours de muséologie. Particulièrement admirable aussi a été l’engagement du comptable de métier Lucien Guénette. Il a été un vrai roc de Gibraltar. Comment oublier le jour où il m’a dit : Annette, il faut absolument qu’on emprunte à la Caisse 100 000 $. J’en garantis 50 000, toi, garantis les autres 50 000.
L’avantage de se donner corps et âme, c’est que dans les moments forts, on se souvient de détails de rien. Comme le jour où des ingénieurs de la Ville de Winnipeg ont estimé qu’il fallait pas moins de 100 000 $ pour refaire les fondations. Passé le choc de la mauvaise nouvelle, dans mon for intérieur j’avais convoqué Gabrielle Roy : Gabrielle, fais un miracle!
Par chance, le maire de Winnipeg d’alors, Glen Murray, originaire de Montréal, connaissait les romans de Gabrielle. Sa mère était même une fervente admiratrice. Il a trouvé dans un fond de tiroir destiné à un projet patrimonial non abouti pile les 100 000 $ nécessaires.
J’ai encore mis Gabrielle au défi en prévision du jour de l’ouverture officielle de sa maison natale en musée. C’était le 19 juin 2003. Gabrielle, si le temps n’est pas beau ce jour-là, c’est que tu es en enfer. Il a fait très beau ce jour-là.
C’était le point d’orgue d’une grande aventure où j’ai bien des fois ressenti que cette maison de la rue Deschambault, cette montagne secrète qui m’a accompagnée pendant plusieurs décennies, l’était aussi pour bien d’autres personnes qui ont été touchées par le profond humanisme d’une grande dame de la littérature canadienne-française.
(1) Robert Painchaud, professeur et historien, né en 1941, décédé dans un accident d’avion le 23 juin 1978, est un cofondateur des Éditions du Blé en 1974 et du Centre d’études franco- canadiennes de l’Ouest (CEFCO) en 1978. Gilbert Rosset, éducateur et comédien, décédé en 1998 à l’âge de 56 ans. Son nom a été donné à l’école de Saint-Claude de la DSFM.
2) Sœur Élisabeth de Moissac, née à Draguignan en France en 1897, décédée en 1984, a enseigné 46 ans à Saint- Norbert, La Broquerie et Sainte-Anne-des-Chênes. Par la suite, bibliothécaire chevronnée, elle a notamment contribué aux comités de Français et de Sciences sociales au ministère de l’Éducation du Manitoba.
(3) Arthur Corriveau, né à Montmartre en Saskatchewan en 1915 de parents breton
et canadien-français, épouse Léona Carbotte de Saint- Boniface en 1946. Le couple s’installe au Manitoba en 1947. Son dévouement à la cause du français l’incite en particulier dans les années 1970 à activement seconder la conception d’un Institut pédagogique. Décédé en 2006.
(4) Gabrielle Roy, Sous le signe du rêve a été publié aux Éditions du Blé dans la collection Soleil en 1975, l’année suivant la fondation de la première maison d’édition francophone, initiative historique à laquelle Annette Saint-Pierre avait été partie prenante.
(5) Dans cet article paru (Populo, vol. 1, numéro 3), la reporter d’occasion avait, entre autres, demandé à l’écrivaine : «À quels romans vont vos préférences?» Réponse : «C’est un peu comme des enfants. On aime surtout ceux dont on dit le plus de mal.» Et une fois qu’un roman est terminé? : «Alors c’est un peu comme un puits vide. Il faut laisser le temps faire son œuvre pour le remplir de nouveau. Chaque roman correspond à une étape importante de ma vie, à une évolution de mon psychisme.» Plus loin dans le même article, encore toute imbue de son travail de maîtrise, Annette Saint-Pierre se fait lyrique : «J’admire Gabrielle Roy. Elle n’a jamais tué le rêve de sa jeunesse. En écoutant la voix des étangs à la lucarne de la maison des souvenirs, elle avait décidé de se mettre en route. Elle voulait courir pour rejoindre les autres et les supplier de l’écouter. Elle marche toujours sur les routes humaines et rejoint régulièrement ses lecteurs pour leur faire don du fruit de ses découvertes.»
(6) Cyril Meredith Jones a été directeur du Département de français à l’Université du Manitoba de 1943 à 1969. Il avait succédé à William Frederik Osborne, qui avait fondé ce département en 1913. Il avait par ailleurs joué un rôle clé lors de la fondation de l’Alliance française du Manitoba en 1915.
(7) Le Québécois Roger Saint-Denis était devenu en juillet 1970 le premier recteur laïc du Collège universitaire de Saint-Boniface. Il devait succomber à une crise cardiaque en juin 1974 à l’âge de 59 ans.
(8) La thèse de doctorat d’Annette Saint-Pierre a été publiée en 1980 aux Éditions des Plaines sous le titre Le rideau se lève au Manitoba.
(9) Voilà pourquoi Annette Saint- Pierre se souvient si bien de ces quatre étudiants de
4e année : Paul Ruest est devenu recteur du CUSB, Roger Legal doyen du CUSB, Marcel Boulet bibliothécaire en chef du CUSB et Rachel Deniset a épousé Taïb Soufi, professeur de philosophie au CUSB.
(10) Clémence Ernestine Roy a vécu de 1895 à 1993. Une autre sœur, Marie-Anna Adèle Roy, entretenait des ambitions littéraires qui lui servirent à dénoncer ce qu’elle estimait être biographiquement faux dans l’œuvre de sa sœur cadette. Elle a vécu jusqu’à 104 ans : de 1893 à 1998.
(11) Marcelle Lemaire (1920- 2006) était une enseignante qui cultivait un fort penchant pour les arts et l’histoire. Lucille Huot (1924-1991, née Davis); France Lemay (1926-2018, née Vermette); Suzanne Prince (née Bergeron le 4 février 1920), sœur du célèbre communicateur Henri Bergeron (1925-2000).
(12) Annette Saint-Pierre a bien entendu aussi abordé cet épisode marquant de sa vie dans son autobiographie publiée en 2010 aux Éditions des Plaines, intitulée J’ai fait ma chance.