Camille Langlade
Les chiffres sont sans appel. En 2022, 6,9 millions de Canadiens (17,4 % de la population) vivaient dans des ménages en situation d’insécurité alimentaire dans les dix provinces. Ce qui représentait 1,1 million de plus qu’en 2021. C’est la conclusion du dernier rapport (en anglais) sur le sujet réalisé par le programme de recherche PROOF de l’Université de Toronto.
Selon un autre rapport de Banques alimentaires Canada publié en octobre dernier, les banques alimentaires du pays ont enregistré près de 2 millions de visites en mars 2023, soit une hausse de 32 % par rapport à l’année dernière. « Un niveau sans précédent », alerte l’organisme.
Qu’est-ce que l’insécurité alimentaire?
Cela peut aller de la crainte de manquer de nourriture, à l’incapacité de s’offrir une alimentation équilibrée, en passant par le fait d’avoir faim et dans les cas extrêmes, ne pas manger pendant plusieurs jours, décrit le programme de recherche PROOF dans son étude.
Mais l’insécurité alimentaire ne se limite pas à un problème de nourriture; elle reste le marqueur d’une « privation matérielle généralisée », signale le rapport.
Derrière les chiffres, les collectifs s’activent. « Au début, on avait entre 5 et 10 bénéficiaires […] Là, on est entre 20 et 25 personnes francophones qui viennent nous voir toutes les semaines pour nous solliciter pour les sacs de la banque alimentaire », raconte Khadim Khadim Gueye, responsable de l’engagement communautaire à La Boussole, un organisme qui vient en aide aux francophones en situation de précarité à Vancouver, en Colombie-Britannique.
« Nos bénéficiaires font de plus en plus appel à nos services, de plus en plus souvent », complète Aurélien Derozier, responsable des communications.
Pour s’adapter à la demande, La Boussole a mis en place un programme de sac alimentaire pour les personnes vivant dans des situations plus précaires. « On a essayé de nous adapter, de nous réinventer un petit peu », ajoute Khadim Gueye.
Nouveaux visages
Les bénéficiaires affluent, et les profils changent. « Il y a de plus en plus de familles, ainsi que des personnes qui ont un emploi, un logement, qui viennent nous voir pour avoir accès notamment à l’alimentaire, parce qu’ils ont du mal à “joindre les deux bouts” », témoigne-t-il.
Car le simple fait d’avoir un emploi ne suffit pas, ou du moins ne suffit plus. Selon le rapport de PROOF, plus de la moitié des ménages en situation d’insécurité alimentaire (60,2 %) dépendent de revenus d’emploi.
« Il y a une augmentation de la précarité […] et pas uniquement sur l’alimentaire, c’est sur tous les secteurs », remarque Aurélien Derozier.
En cause, notamment, selon lui : le prix des loyers et le cout de la vie, qui atteignent des sommets.
« C’est un besoin qui est relativement récent », commente Aurélien Derozier.
Selon un récent sondage Ipsos, 24 % des Canadiens s’attendent à avoir besoin de services de bienfaisance dans les six mois à venir pour répondre à leurs besoins essentiels. Parmi les personnes qui font déjà appel à ces aides, 7 sur 10 (69 %) disent que c’est la première fois.
« Plein de gens ont perdu leur emploi à cause du Covid et donc sont rentrés dans une vague de précarité à ce moment-là, relate le responsable. Il y avait des aides. Partout, les gouvernements ont injecté, notamment dans les organismes types La Boussole. […] Il y a eu une augmentation des services distribués. Et là, ces financements sont coupés. ». Mais pas la demande.
Contexte minoritaire
Les bénéficiaires francophones de La Boussole ont de plus en plus de besoins, note-t-il. « Quand on ne maitrise pas parfaitement l’anglais […] il y a plein de services auxquels on a moins accès ou pas accès du tout. Tout devient plus difficile. »
Aurélien Derozier cite en exemple les délais administratifs qui s’allongent lorsqu’une traduction est nécessaire, ou les services médicaux non délivrés en français. « Quand tu vois que tu as la barrière de la langue, ben oui, tu as une précarité en plus. »
« Le bassin de personnes vulnérables s’est largement accru », observe de son côté Carole C. Tranchant, professeure à l’Université de Moncton et coautrice du rapport Visages de l’insécurité alimentaire des francophones des Maritimes, publié en 2018. « C’est avant tout un problème de pauvreté économique », poursuit-elle.
Pour la chercheuse, le fait d’être francophone en contexte minoritaire peut être un facteur aggravant mais le déterminant majeur de l’insécurité alimentaire reste « le revenu disponible ».
Nouveaux arrivants et personnes âgées
Parmi les populations les plus vulnérables, la chercheuse cite les étudiants, mais aussi les personnes âgées en milieu rural isolé avec un revenu fixe. « Il y a beaucoup de personnes âgées qui apparaissent maintenant dans les statistiques; des personnes qui sont à la retraite, mais qui doivent retourner au travail. »
À La Boussole, Khadim Gueye évoque aussi le cas particulier des réfugiés. « Beaucoup sont déjà dans une situation précaire et quand ils arrivent ici, ils ne parlent pas bien français et pas anglais, donc ça fait que la précarité augmente. »
Aurélien Derozier s’interroge d’ailleurs sur la capacité du pays à accueillir toujours plus d’immigrants. « La précarité reste la même, alors que plus de personnes arrivent, et là où elles arrivent, il n’y a pas forcément la capacité de leur proposer le service dont elles ont besoin, ou l’emploi qu’elles sont venues trouver. »
Selon le rapport de Banques alimentaires Canada, 26,6 % des clients des banques alimentaires sont des nouveaux arrivants.
Filet de sécurité sociale
Dans leur rapport, les chercheurs de PROOF recommandent aux décideurs publics de cibler « les causes profondes de l’insécurité alimentaire des ménages, et non ses symptômes » : « Ils doivent avant tout réexaminer les programmes qui constituent notre filet de sécurité sociale. »
L’organisme préconise ainsi d’augmenter les prestations d’aide sociale, mais surtout de les indexer sur l’inflation. Il propose en outre d’établir un programme de revenu de base.
« La réduction de l’insécurité alimentaire nécessitera des efforts concertés de la part des gouvernements fédéral et provinciaux », peut-on lire dans la conclusion du document.
Revenu viable et dignité
« Depuis des décennies les experts préconisent de régler le problème en s’attaquant à la pauvreté : le revenu minimum de base indexé au cout de la vie, puis à l’inflation », tranche Carole C. Tranchant.
Au lieu de toujours mettre à l’avant le revenu minimum, la professeure suggère plutôt de parler de « revenu viable » : « Un revenu qui permet de mener une vie digne, exempte de pauvreté économique. »
Selon elle, la dignité n’est jamais prise en compte dans les équations financières. « Il faut déstigmatiser le recours à l’aide alimentaire […] Il y a beaucoup de préjugés, comme quoi ces personnes-là seraient un fardeau pour l’économie. » Car derrière les chiffres, se trouvent d’abord des humains.