L’objectif est de responsabiliser les plateformes numériques.
Au Canada, ce sont 77 % des enfants âgés entre neuf et 17 ans qui possèdent un téléphone intelligent. Ce sont aussi 29 % des enfants qui ont reçu des images sexuellement explicites de la part d’un.e adulte ou d’un.e inconnu.e sur Internet. Le plus souvent (68 %), ces images leur ont été transmises sur leur propre téléphone. Cependant, 18 % des contenus sexuellement explicites étaient transmis via les réseaux sociaux et les forums de discussion. Ces chiffres transmis par le CCPE font évidemment froid dans le dos.
C’est pour cette raison que le CCPE a lancé sa campagne Le cheval voulue comme une métaphore, comme l’explique René Morin, le porte-parole du CCPE. « Le cheval de Troie illustre bien le fait que les pédocriminels peuvent infiltrer nos foyers sans se faire remarquer et s’en prendre à nos enfants à l’insu des parents. C’est la réalité à laquelle on est exposé au CCPE. Les enfants reçoivent du matériel sexuellement explicite sur Internet, ils se font solliciter directement par des individus, ils se font sextorquer, etc. »
D’ailleurs, dans sa communication, le CCPE a recueilli le témoignage d’une mère manitobaine qui a perdu son fils à cause de la sextorsion. À l’âge de 17 ans, il a été victime d’un cyberharceleur qui lui faisait du chantage pour qu’il ne publie pas ses photos intimes en contre-partie d’argent. Sous cette pression, le jeune garçon s’est suicidé. Sa mère aujourd’hui appelle les différents paliers de gouvernement à « bien vouloir envisager des projets de loi qui obligeront les entreprises de médias sociaux à rendre leurs produits plus sûrs pour nos enfants ».
« Si vous êtes un fabricant de jouets, il y a des règles à respecter pour mettre votre jouet sur le marché. Si vous êtes un opérateur de plateforme numérique, et que vous mettez à la disposition du grand public une plateforme où des adultes peuvent communiquer facilement avec des enfants, il n’y a aucune règlementation. C’est un vrai problème. »
René Morin
Des plateformes sans règles
Parce que derrière cette campagne de sensibilisation, il y a l’objectif de responsabiliser les plateformes numériques, comme le souligne René Morin.
« Les chiffres que l’on partage, les témoignages que l’on reçoit, tout cela c’est la réalité. Ce n’est pas de la fiction. Malgré tout, les pouvoirs publics ne font pas grand-chose pour obliger les plateformes numériques à protéger leurs jeunes utilisateurs.
« Si vous êtes un fabricant de jouets, il y a des règles à respecter pour mettre votre jouet sur le marché. Si vous êtes un opérateur de plateforme numérique, et que vous mettez à la disposition du grand public une plateforme où des adultes peuvent communiquer facilement avec des enfants, il n’y a aucune règlementation. C’est un vrai problème. »
Avec l’essor d’Internet, les gouvernements pensaient, à tort, que ces plateformes s’auto-réguleraient. Avec maintenant un recul de plus de 30 ans, René Morin estime qu’il est temps de mettre le pied dans la porte.
« Aux gouvernements d’agir »
« On comptait sur le bon vouloir des plateformes numériques pour s’auto-réguler, pour contrôler les abus, pour faire de la modération. Finalement, la réalité est que si on attend après ces plateformes, on va attendre longtemps. Et en attendant, nos enfants se font abuser. C’est donc aux gouvernements d’agir. »
En effet, dernièrement avec le rachat de Twitter, devenu X, par Elon Musk, les utilisateurs ont pu constater que la politique de modération s’était largement assouplie et avait entraîné une augmentation des contenus haineux et à caractère sexuel. René Morin suggère que « les pouvoirs publics pourraient exiger des plateformes numé-riques qu’elles se dotent d’un effectif de modération à la mesure de leurs utilisateurs. »
D’après René Morin, la technologie pourrait certainement être une solution à la suppression de contenus non désirés sur ces plateformes, tout en reconnaissant que ce n’est pas suffisant. « Les gouvernements doivent agir pour mieux règlementer l’espace numérique. Les parents peuvent mettre de la pression sur leurs élus pour que les choses bougent rapidement. »
Les parents peuvent aider
Évidemment, il serait contreproductif d’interdire aux enfants d’utiliser les plateformes numériques, ou même de leur interdire de posséder un téléphone intelligent comme le suggère René Morin.
« Ce n’est pas facile d’être parent à l’ère numérique. Je pense qu’il faut avoir des conversations régulières sur les dangers qui existent sur le monde numérique. Si on interdit, les enfants vont avoir encore plus envie de l’utiliser, et s’il leur arrive quoi que ce soit, ils auront sûrement peur de nous en parler.
« C’est important que les parents se renseignent sur les risques qui existent sur les différentes plateformes numériques. Il existe des ressources au CCPE pour ceux qui se sentent dépassés aussi dans ces conversations. »
Quand l’intelligence artificielle s’en mêle
Depuis maintenant plusieurs mois, l’intelligence artificielle s’est installée dans la vie de plusieurs Canadiens et Canadiennes. Un outil encore mal maîtrisé et mal compris. Au point où la législation n’est plus d’actualité sur cette question. René Morin, porte-parole du Centre canadien de protection de l’enfance, juge qu’il est urgent d’adopter des lois sur cette question puisque son utilisation est déviée par certaines personnes. « L’intelligence artificielle inquiète les organismes de protection de l’enfance et même les corps de police. À l’heure actuelle, nous sommes déjà débordés par le volume d’images d’abus pédosexuels que l’on doit gérer.
« L’intelligence artificielle vient complexifier le problème parce qu’elle peut générer des images d’une qualité troublante, au point où on ne peut plus démêler le vrai du faux. Avec l’intelligence artificielle, on craint un afflux qui va alourdir le travail des enquêteurs. »
D’ailleurs, en avril 2023, la Cour du Québec a rendu un jugement sur une personne qui possédait 545 000 fichiers de pornographie juvénile et qui a produit par le biais de la technologie de l’hypertrucage plus de 86 000 fichiers pédopornographiques.
Wizz : l’application à bannir des téléphones de vos enfants
Wizz, cette application qui promet de mettre en relation des jeunes âgés de 13 à 21 ans dans un environnement sécuritaire, est au coeur de plusieurs scandales après que le Centre canadien de protection de l’enfance a publié une mise en garde contre cette application.
Il faut dire que le principe de l’application peut être séduisant. Des jeunes de 13 à 21 ans peuvent discuter et échanger « dans un environnement sécuritaire », comme il est répété à plusieurs reprises sur le site web de l’entreprise française qui est derrière l’application.
Sauf qu’en pratique, c’est « l’application rêvée pour les pédoprédateurs », comme le décrit René Morin, porte-parole francophone pour le Centre canadien de protection de l’enfance. « Wizz réunit des fonctionnalités d’une application de rencontre comme Tinder et d’une fonctionnalité d’Omega, application qui a depuis disparu d’internet parce qu’elle était mise en cause dans des cas d’exploitation sexuelle d’enfants. »
Depuis 2023, le Centre canadien remarque que « le gros problème de Wizz est la sextorsion. Nous avons reçu plus de 200 signalements, dont 91 % sont associés à des cas de sextorsion. C’est pour cela que nous avons voulu tirer la sonnette d’alarme ». La Presse a d’ailleurs relayé plusieurs témoignages de jeunes qui ont été victimes de sextorsion. René Morin ajoute même que « lorsque vous êtes sur l’application, vous êtes bombardés de publicités avec des liens qui mènent à des sites pornographiques ».
L’espace sécuritaire ne semble donc pas au rendez-vous. René Morin explique. « Pour s’inscrire, il faut prendre un selfie de soi et une IA analyse si vous êtes admissible dans les critères d’âge de l’application. C’est la théorie. En pratique, deux collaboratrices du Centre âgées de 23 et 25 ans ont réussi à créer des comptes de jeunes garçons sur l’application. Il y a donc un faux sentiment de sécurité. »
Contactés par La Liberté, les dirigeants de l’entreprise Wizz ont fait parvenir une déclaration qui ne répondait pas à nos questions. L’entreprise assure avoir pris toutes les mesures nécessaires pour la sécurité de ses utilisateurs.