Cette actualité remet de l’avant les mutations dans le monde du travail. Des mutations qui se sont largement accélérées depuis la pandémie. Tour d’horizon avec Julien Capraro, réalisateur du documentaire Travailler autrement et Julie Bélanger-Belley, spécialiste en ressources humaines.

Julien Capraro
Julien Capraro, réalisateur du documentaire Travailler autrement. (Photo : Gracieuseté CNF)

Télétravail, flexibilité des horaires, utilisation de bureaux, organisation et gestion, les employés ont de nouvelles envies et les responsables des ressources humaines observent et proposent des solutions. Alors à quoi ressemble le monde du travail au Canada en 2024? C’est l’une des principales questions qui a inspiré le film documentaire de Julien Capraro sorti un peu plus tôt cette année. Dans Travailler autrement (1), produit avec le soutien de l’Office national du film du Canada (ONF), le réalisateur, installé à Vancouver depuis 2007, fait un bilan des grandes mutations qui touchent le monde du travail.

Et l’étincelle qui a mené à la création de ce film a bien été la pandémie et ses conséquences. Julien Capraro explique. « L’un des experts interrogés dans le film le dit aussi : d’autres disruptions arrivaient dans le monde du travail. Mais rien qui n’a été

aussi radical. Pour former une habitude et changer les choses en profondeur, il faut un certain temps.

« Pendant cette période, beaucoup de travailleurs ont pu expérimenter le télétra- vail pendant un an et demi voire deux ans, ce qui a changé les choses de manière radicale, et c’est ce qu’il fallait. Là-dessus, je me fais l’écho des spécialistes. »

Si le télétravail n’est pas le seul sujet évoqué dans ce film, il demeure un des changements majeurs pour les employés de bureau ces dernières années. Certains chiffres appuient d’ailleurs cette transformation. Le pourcentage de la population canadienne travaillant la plupart du temps à domicile a augmenté pour passer de 7 % en mai 2016 à environ 24 % en juillet 2022, puis à 21 % en juillet 2023, selon des données de Statistique Canada.

Quel impact sur la productivité?

Souvent source d’inquiétudes pour les gestionnaires, le télétravail a-t-il un impact négatif ou positif sur la productivité?

Pour Julien Capraro, qui a longtemps étudié le sujet pour préparer son film, la réponse n’est pas évidente et c’est avant tout une combinaison de facteurs qui amène à une meilleure ou moins bonne productivité. « Ce qui est fondamental, et que j’aurais aimé souligner encore plus dans le documentaire, c’est qu’on ne transforme pas complètement la qualité intrinsèque d’un employé.

« Un employé qui travaille de façon appliquée sur son lieu de travail va amener ses valeurs chez lui. Celui qui est un peu tire-au-flanc au travail va peut-être le ramener encore plus chez lui.

« Les gens gardent une éthique. Sur la productivité, les chiffres restent contrastés. Je pense que majoritairement, c’est favorable. Mais je suis sûr que l’on peut trouver des études qui vont dire le contraire. »

Statistique Canada avait également étudié ce sujet environ un an après le début de la pandémie en 2020. L’organisme fédéral avait interrogé les nouveaux télé- travailleurs sur leur productivité. Pas spécifiquement sur la qualité du travail, mais plutôt sur la quantité d’heures travaillées. 90 % avaient déclaré être au moins aussi productifs à la maison qu’auparavant dans leur lieu habituel de travail. Plus de la moitié (58 %) déclarait accomplir à peu près la même quantité de travail à l’heure, tandis qu’environ le tiers (32 %) déclarait accomplir plus de travail à l’heure.

L’exemple de la FPFM

Ces évolutions sur les questions de ressources humaines ont inspiré la Fédération des parents de la francophonie manitobaine (FPFM) qui, depuis plus d’un an, a entamé un projet pilote qui entraîne certains changements : flexibilité, télétravail et semaine de quatre jours.

Brigitte L’Heureux, direc- trice de l’organisme, s’est appuyée sur sa responsable des ressources humaines Julie Bélanger-Belley pour créer une nouvelle façon de travailler.

Elle détaille la démarche. « Brigitte en a d’abord parlé à son conseil d’administra- tion avant d’en avertir les employés. On a décidé, pour les besoins opérationnels de la FPFM, de fermer le lundi le Centre de ressources éduca- tives à l’enfance (CRÉE), situé dans les bureaux de la FPFM.

« Les clients savent que ce CRÉE est fermé le lundi, c’est le jour de congé pour tout le monde. Mais bien sûr, les besoins ne sont pas les mêmes pour tous. Alors il a fallu être flexible avec certains employés qui préféraient travailler le lundi.

«On a eu du mal au début à tout harmoniser, car on ne pouvait pas se permettre que tout le monde ait un horaire différent », se souvient Julie Bélanger-Belley.

Brigitte L’Heureux rappelle tout de même que les employés ont le choix. En effet, certains travaillent par exemple 25 heures, d’autres 35 et encore d’autres 40. « Ils ont le choix de faire leurs heures en cinq jours, en quatre jours où ils peuvent aussi demander une réduction d’heures. Il y a donc cette flexibilité à l’intérieur de la semaine. »

En cette rentrée 2024, Brigitte L’Heureux demande aussi six jours de présence au bureau sur deux semaines. « Précisément, ce sont des jours où les gens ne sont pas en télétravail. Car, certains des employés sont en déplacement dans la communauté. »

Les jours au bureau sont souvent les mercredis, car ce sont des jours de rencontres. « Les gens ont hâte. Les employés savent qu’ils pourront se rencontrer à ce moment-là pour amener certains points », ajoute Julie Bélanger-Belley.

Ces options de flexibilité et de télétravail sont par ailleurs proposées à tous les membres de la FPFM, qu’ils soient employés ou gestionnaires. « Je ne veux pas exiger. J’essaie au maximum que le monde ait le choix », mentionne Brigitte L’Heureux.

La FPFM a aussi plus investi dans des outils d’agendas partagés dans lesquels les employés indiquent leurs jours de présence. Les moyens de communication comme Teams sont aussi régulièrement utilisés.

À noter aussi que ces changements n’ont pas eu d’impact sur les salaires des employés. Brigitte L’Heureux précise en revanche que les salaires des employés qui ont décidé de réduire leurs heures se voient eux naturellement diminués.

Après un temps d’adaptation et de consultation, les bienfaits se sont fait ressentir. « Notre positionnement en tant qu’employeur est beaucoup plus visible, stratégique et attirant pour les gens qui veulent nous rejoindre.

« Des candidats potentiels commencent à savoir qu’on propose ce rythme de travail, c’est un avantage concurrentiel pour garder le monde et en recruter. On reçoit plus de candidatures de qualité d’un certain point.

« On est aussi un exemple pour les autres CRÉEs qui commencent à implanter des horaires flexibles. Il faut bien sûr une structure et des limites. Mais l’on voit un bien-être grandissant », observe Julie Bélanger-Belley.

Brigitte L’Heureux abonde dans le même sens. « Je n’ai certainement pas remarqué une baisse de la production. Je vois une équipe très motivée. Le communautaire est un travail exigeant qui prend des soirées ou des fins de semaine, alors j’essaie de compenser avec ces horaires flexibles. Je demande donc une certaine régularité tout en restant ouverte à des changements une semaine ou une autre. »

(1) Pour voir le film : https:// www.onf.ca/film/travailler- autrement/


Les bureaux commerciaux sont-ils encore utiles?

À l’image de la Fédération des parents de la francophonie manitobaine (FPFM) où les employés ne sont plus tous les jours dans des bureaux physiques, la question se pose. Ces endroits, parfois en plein centre-ville, difficiles d’accès à cause du trafic ou pour se stationner ou de plus en plus chers avec la hausse des loyers, ont-ils encore une utilité pour les entreprises?

Pour la spécialiste en ressources humaines Julie Belley, une place pour se rassembler reste importante. « Il y a une évolution par rapport au bureau. On ne peut simplement pas dire aux gens : la pandémie est finie, tout le monde doit revenir au bureau.

« Les gens ont goûté à cette vie hybride. Ultimement, ça doit passer par une écoute active avec le personnel. Mais, les gens apprécient encore d’avoir leur espace au bureau. Il reste à savoir comment l’on peut mieux utiliser cet espace. »

Pour le réalisateur Julien Capraro, la question des bureaux est à un moment de transition. C’est même un sujet d’urbanisme selon lui qui va avoir un impact sur les centres-villes. « On remarque que de plus en plus de gens habitent loin des centres-villes, car ils ne vont plus au bureau qu’une ou deux fois par semaine, ça laisse énormément d’espaces vacants dans les centres-villes.

« La plupart des entreprises ont des baux commerciaux dont elles ne peuvent pas se débarrasser comme ça. On est donc dans une phase postpandémique de réévaluation. Et quand ces baux seront terminés, l’on peut imaginer une conversion de ces bureaux en logements. Et potentiellement une revitalisation des centres-villes comme on a pu le voir dans de grosses métropoles. »