Par Gérard DUBÉ – collaboration spéciale

Il y a pourtant un énorme déséquilibre entre les bienfaits et les problèmes engendrés par cette technologie galopante. Une récente enquête commissionnée par le gouvernement américain (2) démontre deux façons que l’IA pourrait poser des menaces existentielles pour les êtres humains. Le gouvernement canadien semble indifférent aux conclusions de cette étude. Le pourquoi de cette tribune libre.

L’accélération exponentielle des développements de l’IA nous donne peu de temps à réagir de façon humaine, elle exige un peu de silence et puis de réflexion et de discussion. C’est ce que je cherche à provoquer.

Étant bien du même avis qu’Aurélien Barrau « …nous tentons de créer un virus et son vaccin. Peut-être eut-il été raisonnable de renoncer au pathogène… » (3), je propose quatre tribunes libres à ce sujet.

L’un des mythes les plus pernicieux du numérique est qu’il est, on ne sait trop comment, sans poids et immatériel (4). « L’IA est brutalement énergivore!… Les technologies d’informations et communications (TIC) consomment environ 10 % de l’électricité mondiale – soit l’équivalent de 100 réacteurs nucléaires… » ; au troisième rang après la Chine et les É.-U. comme consommateur d’électricité… et représente 4 % des gaz à effet de serre (GES) mondiaux (5). Ces données étant de 2019,

on prévoit qu’elles auront doublé par 2025. En 2023, 63 % de la production mondiale d’électricité provient des énergies fossiles. Toujours en 2023, malgré une augmentation spectaculaire de 50 % du photovoltaïque et éolien des énergies dites renouvelables, la consommation d’énergie fossile reste plus élevée que jamais. « L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives des nouvelles sources d’énergies primaires. » (6)

Les usages et transactions grandissantes créées par l’IA nécessitent une course affolée pour la construction de centres de données (Data Centers) et celle des fabricants de puces semi-conductrices (microchips).

Par exemple, les téléphones intelligents ne peuvent être dissociés ni de l’IA ni du poids excessif qu’ils imposent à l’environnement. Un cellu- laire nécessite pour son fonctionnement 54 métaux rares. Ces métaux (le cobalt, le lithium, l’étain, l’argent, l’aluminium…) proviennent de mines hyperpolluantes disséminées à travers le monde surtout dans les pays en voie de développement ou les lois environnementales sont plus souples et moins régulées (7).

Qu’on nous dise que pas toutes les mines sont endommageables pour la vie et l’environnement est mensonger, nous indique Aurore Stéphant (8).

La croissance exponentielle de la demande en métaux rares pour les cellulaires, panneaux photovoltaïques, éoliennes et voitures électriques (VE) combinées à la perte en teneur des métaux rares dans le minerai augmentent les superficies et profondeurs des mines requiert davantage d’énergie et génère plus de pollutions solides, liquides et gazeuses.

Au Canada, nous voyons un renouveau de revendications de concessions minières. Et comme pour les pays du sud, notre soif de minéraux de « transition verte » retombe sur les territoires des plus vulnérables – les Peuples Premiers (9). Bien que plusieurs peuples autochtones s’opposent aux concessions minières sans consultations et autorisations préalables, les pressions demeurent énormes pour qu’ils cèdent leurs terres traditionnelles pour les « bienfaits de la transition écologique ».

Le sud-est manitobain fut fortuné par le refus du nouveau gouvernement NPD d’allouer un contrat à Sio Silica afin d’extraire de la silice de dessous la nappe phréatique qui aurait bien pu contaminer les eaux. Cependant, la porte est ouverte aux prospecteurs de terres rares – extraction minière au Manitoba, comme nous l’avons vu, est moins que désirable.

En amont, nous voyons le montant d’eau de surface, d’eau potable dont on emploie à toutes étapes de la construction des systèmes numériques. L’eau est essentielle dans le processus de raffinement des métaux, ces eaux désormais contaminées par des métaux lourds (arsenic, cadmium, uranium, plomb, etc.) se retrouvent dans les parcs de résidus miniers (tailings pond) de boues toxiques identiques à ceux des sables bitumineux dans le nord- est albertain et autant susceptible aux écoulements « accidentaux ».

L’Atalaya Mining en Andalousie (Espagne) prélève 6,5 milliards de litres “d’eau fraîche” par an nécessaire à l’extraction du cuivre ce qui équivaut à la consommation de 133 000 habitants d’une ville voisine (10) (soit 90 à 120 litres par jour par personne en Andalousie – comme référence, c’est 400 litres par jour pour un Albertain).

Dans les années 1990, Jens Teubler de l’Institut Wuppertal (Allemagne) met sur pied un système afin d’évaluer « la quantité des ressources nécessaires à la fabrication d’un produit » (MIPS) (11). Or « … un ordinateur de 2 kilos mobilise, entre autres, 22 kilos de produits chimiques, 240 kilos de combustibles et 1,5 tonne d’eau claire. » (12)

En aval, l’or bleu employé afin d’empêcher les Centres de données de surchauffer compétitionne avec l’eau potable de plus en plus raréfiée pour des citoyens. Un centre de données moyen peut utiliser jusqu’à 600 000 mètres cubes d’eau par an (13).

En 2017, Vladimir Poutine déclare que les premiers à mettre sur pied l’IA seront les maîtres du monde. La Russie investit énormément à la mise en place des industries d’extraction des métaux rares en Ukraine (lorsque celle-ci était sous son joug), un pays particulièrement riche en ces métaux. La perte pour la Russie d’accès et contrôle des mines maintenant sous l’emprise occidentale (le Canada en premier) a certainement contribué à la guerre dévastatrice en Ukraine (14).

Depuis les années 1980, la Chine nous démontre les ravages de cette course affolée pour la production des terres rares. D’abord, il y a les « zones sacrifices » ou les taux de cancers sont six fois plus élevés que pour le reste de la population chinoise; les sols, les eaux, et l’air pollués à l’extrême. Toute cette activité industrielle polluante dans le but de devenir la plus grande puissance économique du monde (15). La Chine contrôle environ 70 % de toutes productions de terres rares, avec des intérêts et influences politiques favorisant leur approvisionnement à travers le globe. (Au Congo pour le Cobalt (16) et Cassitérite (étain) (17), en Indonésie pour le nickel (18) – comme exemples)

« Or nous peinons à appréhender ces impacts, tant nous sommes embrumés par le mirage du ‘’cloud’’, pur et éthéré. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : si ‘’nuage’’ il y a, celui-ci est noir de pollution (24). »

(1) La Liberté du 17 au 23 juillet 2024, mot de la direction.

(2) AI could have catastrophic consequences — is Canada ready?, CBC, le 17 mars 2024.

(3) L’Hypothèse K : la science face à la catastrophe écologique, de Aurélien Barrau, page 41.

(4) AI’s craving for data is matched only by a runaway thirst for water and energy, The Guardian, le 2 mars 2024.

(5) L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like, de Guillaume Pitron pages 44-45.

(6) Le Mythe de la transition énergétique de Jean-Baptiste Fressoz du livre Collapsus : changer ou disparaître ? : le vrai bilan sur notre planète, de Laurent Testot et Laurent Aillet, page 153.

(7) La Ruée minière au XXIe siècle : Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, de Celia Izoard, pages 53 et 54.

(8) Réalités minières et limites matérielles, avec Aurore Stéphant, YouTube.

(9) Dismantling Green Colonialism Energy and Climate Justice in the Arab Region, édité par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell.

(10) Voir (7), page 67.

(11) Voir (5), page 86.

(12) Voir (5), pages 89 et 90.

(13) Voir (5), page 134.

(14) Voir (7), pages 189 à 200.

(15) La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numé- rique, de Guillaume Pitron.

(16) Cobalt Red: How the Blood of the Congo Powers Our Lives, de Siddharth Kara, page 5.

(17) Minerais de sang : les esclaves du monde moderne, de Christophe Boltanski.

(18) Report outlines cost of Indonesia’s EV dream as Chinese-funded nickel plants linked to pollution, ‘land grabbing’, du South China Morning Post, le 17 janvier 2024.

(19) L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like, 4e de couverture.